L'ALTÉRITÉ CONJECTURALE ET LA CRITIQUE DES OPINIONS D'AUTRUI CHEZ NICOLAS DE CUSE
Lorenzo Peña Dans la pensée de Nicolas de Cuse toute appréhension humaine se fait dans l'altérité conjecturale. L'homme ne saurait atteindre une connaissance, quelle qu'elle soit, qu'au moyen d'une supposition, d'un acte qui, tout en s'appuyant sur des indices, se trouve néanmoins dénué d'une quelconque garantie certifiante. Cet élan audacieux, que l'homme ne saurait effectuer qu'un peu aveuglément --manque, précisément, d'une évidence irrécusable--, se fait toujours dans l'altérité, puisque l'objet se dérobe à une constatation sans failles pour autant qu'il est autre par rapport à nous (non seulement autre, mais étranger, au point que les seuls objets dont nous puissions acquérir une connaissance en quelque sorte non [purement] conjecturale sont ceux qui, étant l'oeuvre de nos propres actions, relèvent de nous). A l'altérité de l'objet vis-à-vis du sujet fait pendant l'altérité du sujet vis-à-vis d'un autre. Puisque l'objet, qui nous demeure étranger, ne nous permet de le saisir que dans l'altérité conjecturale, aucun être humain ne jouit d'un point de vue privilégié, les conjectures des autres reposant elles aussi sur des indices et ressortissant à la perspective propre à ceux qui les conçoivent. La critique des opinions d'autrui ne devient pas impossible pour autant, mais elle s'enrichit désormais d'une épicritique: en faisant le tri des avis qui nous sont étrangers nous savons maintenant combien nos propres critères sont relatifs, dépourvus d'un fondement ultime et incontestable, combien nous avons à gagner en essayant d'intégrer les autres points de vue dans le nôtre, de dépasser, dans la mesure où cela se peut, les bornes, nos bornes, réduisant d'autant l'altérité, par rapport aux autres comme par rapport à l'objet. Loin de tout irrationalisme, la conception épistémologique du Cusain prône un rationalisme dont le sens critique est non pas sapé mais, au contraire, renforcé par une autocritique.