Dialectica
vol. 47, Fasc. 2-3 (1993), pp. 217-54. ISSN 0012-2017
§0.-- Les difficultés de la lecture de Leibniz et le legs herméneutique du Professeur Fernand Brunner
Dans son splendide ouvrage Études sur la signification historique de la philosophie de LeibnizNOTE 1_1 feu Monsieur le Professeur Fernand Brunner consacra un chapitre au choix de Dieu (pp. 106-130) qui constitue l'un des plus beaux essais sur le rôle du principe de perfection dans la pensée leibnizienne. L'analyse exégétique est minutieuse et révèle une fréquentation assidue et consciencieuse des oeuvres de Leibniz; mais surtout on y trouve, en même temps, de claires indications de sympathie envers la démarche philosophique de Leibniz et néanmoins un vif souci de mettre à l'épreuve critique la réussite de cette entreprise, lorsqu'elle s'attache à concilier l'orthodoxie théiste avec une version du nécessitarisme et du déterminisme qui, accordant certes une place souveraine à l'option de la volonté divine, la soumet pourtant à l'action d'un principe d'optimalité du choix, comme condition d'intelligibilité, qui risque -- en dépit des propos et des sages précautions de Leibniz -- de faire sombrer à la fin toute sa pensée dans un spinozisme nuancé.
C'est surtout la thèse, si caractéristique de la métaphysique leibnizienne, de la tendance des possibles à l'existence (propensio, conatus, exigentia, prætensio, etc)NOTE 1_2 qui suscitent des difficultés du point de vue orthodoxe.NOTE 1_3 Fernand Brunner soumet ces textes leibniziens à l'examen le plus rigoureux (notamment pp. 122-3). Il met en relief comment Leibniz s'applique par-dessus tout à sauvegarder l'excellence de l'ouvrage de Dieu; comment aussi sa démarche s'inspire de la tradition platonicienne, de textes de Platon et de saint Augustin; comment toutefois l'issue nécessaire du conflit des possibles se disputant l'existence, l'actualisation de ea rerum series per quam plurimum exsistit, seu series omnium possibilium maximaNOTE 1_4, est une solution qui nous charme et nous trouble tout à la fois. Sans doute l'idée de Leibniz sur les possibles ouvre autant d'interrogations qu'elle n'offre des réponses satisfaisantes.
Le présent article aspire à honorer le travail philosophique de Fernand Brunner, son énorme talent, sa méditation approfondie et chaleureuse à l'écoute des grands philosophes. La recherche érudite de l'oeuvre leibnizienne s'est développée prodigieusement pendant les quatre décennies qui nous séparent de la parution du livre de Brunner. Nous en tiendrons compte dans notre lecture. Mais nous serons toujours les élèves de la démarche herméneutique du Professeur Brunner.
Nous nous proposons de montrer dans cet essai qu'en prenant comme point de départ les conceptions leibniziennes sur les principes de raison et de perfection, mais en nous écartant de la logique aristotélicienne -- qui rejette d'une manière absolue, comme absolument fausse, toute contradiction, et qui par ce biais est incompatible avec l'acceptation de degrés d'existence --, nous pouvons élaborer une approche fortement inspirée de celle de Leibniz, proche de son esprit, de ses intentions, de sa démarche, et qui semble échapper aux objections communes adressées à la thèse leibnizienne de la création du meilleur des mondes. Le seul sacrifice encouru -- outre le changement de logique -- ce sera celui de concevoir les mondes possibles, non pas comme des totalités fermées et indépendantes, mais comme des «régions» de la réalité, dont l'agencement est celui d'une inclusion d'un monde dans un autre plutôt que celui d'une relation extrinsèque d'alternativité ou d'accessibilité, comme celle qui a été postulée dans les sémantiques des mondes possibles dans la philosophie analytique contemporaine. C'est bien cette philosophie qui constitue la toile de fond de notre réflexion.
§1.-- Les rapports entre le principe de perfection et d'autres thèses leibniziennes
Le principe du meilleur, ou de perfection, joue un rôle central dans la philosophie de Leibniz. Il se greffe tout naturellement sur une vision du monde optimiste, certes, mais d'un optimisme au premier chef ontologique, et dont les sources remontent à la pensée philosophique des temps les plus reculés. Pour l'homme contemporain, imbu de positivisme, il n'est peut-être pas aisé de se placer au point de vue de cet optimisme-là, de ce rationalisme qui refuse d'admettre que les choses arrivent sans aucun pourquoi. Les précurseurs des points de vue contemporains pour lesquels la réalité ne repose que sur des faits métaphysiques bruts -- existentialisme, positivisme etc. -- furent surtout les courants fidéistes et volontaristes, ceux pour lesquels les desseins de Dieu, ou ceux des dieux, ou les choix de la Fortune, étaient des explications ultimes qui ne sauraient être expliquées à leur tour. À l'aube de la philosophie moderne c'est bien la pensée de René Descartes qui se fit le porte-étendard d'une telle vision du réel. Les origines et la lignée de ce genre d'approches sont tout aussi anciennes que celles de l'optimisme ou du rationalisme ontologique. Leibniz s'inscrit en faux contre la pensée cartésienne parce qu'il tient par-dessus tout à restituer au réel son sens, son pourquoi.
Si Leibniz n'est donc point original dans son souci d'une quête du pourquoi des choses, d'une croyance à l'existence d'un tel pourquoi, sa tâche s'avère néanmoins hardie et scabreuse du fait que les vieilles convictions ont déjà, de son vivant même, été soumises à des défis considérables. L'entreprise critique de Bayle n'en est qu'un cas particulier, mais fort révélateur. La croyance naïve à l'existence d'un pourquoi, lors même que nous ne saurions pas le trouver, et qui plus est lors même que des difficultés énormes entoureraient l'idée d'une telle existence, cette croyance devait faire face à de nouveaux obstacles, à de nouveaux écueils. Ce qui semblait raisonnable, non seulement à Bayle mais à bien de ses contemporains, c'était plutôt d'admettre que les choses arrivent sans raison, puisqu'après tout parler d'une raison ultime qui nous échappe et qui nous dépasse c'est accepter la défaite de notre quête du pourquoi.
Mais, pourquoi et en quoi la croyance à l'existence d'un pourquoi conduit-elle à l'optimisme plutôt qu'au pessimisme? En quoi et pourquoi explique-t-on mieux le réel en postulant un principe du meilleur qu'un autre principe quelconque -- par exemple un principe du pire?
Depuis l'Antiquité la plupart des philosophes ont penché pour un principe du meilleur, sous une forme ou sous une autre. L'idée sous-jacente c'est bien qu'il y a un lien étroit, une liaison particulière, entre l'être et le bien. D'aucuns ont poussé le lien jusqu'à l'identité (c'est notamment le cas de Saint Augustin, du moins de certaines de ses affirmations). Ces autres penseurs eux-mêmes qui se sont révoltés contre ce qu'une telle identification pouvait comporter d'ignorance délibérée de la réalité du mal n'ont pas suivi une voie foncièrement opposée, puisque, quoiqu'ils aient souvent reconnu deux grands principes antagoniques, ils ont généralement conçu l'un d'eux comme un principe de l'être, l'autre comme un principe du non-être (tel est bien le cas des cathares ou albigeois, notamment du philosophe du XIIe-XIIIe siècles Barthélémy de Carcassonne). Des difficultés non négligeables entourent certes toute postulation du non-être. Il n'empêche que la grande majorité des penseurs de la tradition philosophique et apparentée ont opposé une résistance acharnée à couper leur notion du réel de celle du bien.
Une telle constatation ne suffit pas, néanmoins. Elle explique bien que Leibniz, évoluant dans cette tradition et dans cette ambiance, incline à prêter à l'optimisme une plausibilité initiale ou le bénéfice du doute. Elle ne saurait nous autoriser à faire l'économie d'une véritable justification argumentative s'inspirant des idées qui composent la philosophie leibnizienne elle-même. Le problème est toujours là: tant qu'à chercher des explications des faits qui composent la réalité, tant qu'à inventer des principes régissant le cours des choses, que n'envisage-t-on pas sérieusement des principes qui seraient indifférents, voire opposés, à celui de perfection? En vertu de quel principe, rationnellement plus honorable, ou jouissant d'une évidence supérieure, sommes-nous tenus d'embrasser un principe de perfection, quelle qu'en soit la teneur exacte et précise?
Pour Leibniz la réponse est claire, une fois qu'on a admis l'existence de Dieu. Puisque Dieu est un être infiniment bienveillant, et qu'il est le créateur de tous les autres êtres, ses choix -- donc les choses composant l'univers -- ne sauraient être ni indifférents ni hostiles au bien.NOTE 1_5 Peut-être est-on en droit de soupçonner Leibniz sur ce point d'une pétition de principe explicite ou implicite: des arguments en faveur de l'existence de Dieu qu'il tient dans sa créance ne s'appuyent-ils pas sur la présupposition d'une optimalité ontologique aux termes de laquelle on peut exclure une hypothèse qui serait, cæteris paribus, plus mauvaise, moins satisfaisante (ce qu'on appelle de nos jours l'inférence vers l'explication la meilleure)? En effet, Leibniz souligne à maintes reprises que sans le principe de raison suffisante on ne saurait démontrer l'existence de Dieu.NOTE 1_6 Mais nous allons voir tout de suite que les liens qu'il y a entre les principes de raison et de perfection sont si étroits que, dans le cadre de la pensée leibnizienne, l'un ne saurait aller sans l'autre, tant et si bien que l'optimalité du monde est pour Leibniz un principe encore plus fondamental que les attributs divins.NOTE 1_7 Ce qui explique la bonté infinie de Dieu c'est le principe de raison, donc celui de perfection. Dès lors, la bonté divine par elle-même ne suffit pas comme explication ultime de l'optimalité du monde réel. C'est plutôt en sens inverse qu'il faut chercher.NOTE 1_8
Quelque sérieux que soit ce problème, il est cependant d'une moindre portée que celui, autrement plus gros de conséquences, de la soutenabilité même de la thèse de l'optimalité du monde réel. Cette thèse se heurte à des difficultés apparemment insurmontables non seulement en elle-même mais aussi, et principalement, dans le cadre du système leibnizien. Tout d'abord, à supposer qu'elle soit vraie, s'agit-il d'une vérité nécessaire ou d'une vérité contingente? Chacune des deux alternatives semble déboucher sur des impasses. D'un autre côté est-elle conciliable avec les évidences d'observation, qui elles militent, apparemment, en sens contraire? Troisièmement, n'est-il pas certain que parmi l'infinité des mondes possibles aucun ne peut être absolument le meilleur -- autrement dit, que la série des mondes possibles n'est pas convergente mais divergente? Enfin, et surtout, quel est le statut ontologique de ces mondes possibles et des êtres qui les peuplent? En quel sens est-il possible à Dieu de choisir d'entre eux celui qui, parce qu'il est meilleur que les autres, deviendra le monde réel?
Le dédale de toutes ces difficultés enchevêtrées offre une inépuisable matière à la discussion, de quoi remplir des volumes entiers. Nous nous bornerons ici à quelques réflexions permettant d'éclaircir le statut ontologique du possible, et nous amenant à une conception gradualiste de la possibilité que Leibniz n'a pas épousée expressément mais qu'il a certainement entrevue du moins confusément.
§2.-- Principe de perfection et principe de raison
Comme il a été dit ci-dessus, pour Leibniz, de même que pour la plupart des philosophes traditionnels, la thèse de l'optimalité du monde garde une affinité certaine, sinon une identité, avec le principe comme quoi tout ce qui arrive possède une explication, un pourquoi. Nous avons à nous interroger sur les sources profondes d'une telle parenté.
Si la thèse de l'optimalité est vraie, alors on peut s'attendre à ce que le principe de raison soit vrai lui aussi, car sans doute un monde où quelque chose manquerait d'explication serait pire qu'un autre, pareil pour le reste, mais où chaque fait serait explicable. Qu'il s'agisse là d'une conséquence logique, c'est plus difficile à déterminer. Quelqu'un pourrait penser -- dans la ligne philosophique peut-être de Vladimir Jankélévitch -- que l'existence de faits sans aucun pourquoi ajouterait un attrait complémentaire au réel, alors qu'une réalité où tout aurait un pourquoi serait morne et navrante. À cela on pourrait rétorquer que la signification même du mot `bon', ou bien celle du mot `explication' ou `pourquoi', entraînent la validité de l'inférence en question. Nous savons bien cependant à quel point le recours à de pareils postulats de signification est un procédé suspect, qu'il vaut mieux d'éviter. Or, pour Leibniz, comme pour de nombreux philosophes et penseurs, l'inférence est claire. D'après Leibniz, elle est même formelle. Que notre philosophe se trompe là-dessus est une autre question. En tout cas, l'implication dont nous nous occupons est fort plausible, qu'elle soit une inférence valide ou non.
D'un autre côté, peut-on conclure, de ce que tout est explicable, à l'optimalité du monde réel? À coup sûr, si l'on ne fait consister l'optimalité qu'en ceci, qu'il n'y ait rien qui ne possède une explication. Or, sur quoi se fonde une semblable réduction? Est-on en droit de soutenir que, pour deux mondes possibles quelconques, nécessairement celui où le principe de raison aurait le plus de force serait, tout aussi, le meilleur ou le plus parfait? Peut-on, de surcroît, tenir pour «analytique» une telle implication?
En tout cas, pour Leibniz l'implication est valable. Qu'il s'agisse là d'une réduction sémantique ou pas, c'est une autre question dont nous pouvons nous passer ici. En disant qu'un monde est meilleur qu'un autre on peut sans doute véhiculer une information qui ne se réduit pas à l'affirmation d'une plus stricte sujétion du premier au principe de raison. Il n'empêche que, d'après Leibniz, plus un monde dérogerait au principe de raison moins il serait parfait.
Ce n'est donc pas sans de bonnes raisons que Leibniz lie le sort des deux principes.NOTE 1_9 Ce qui nous amène au problème du statut modal des deux principes. Puisqu'ils sont solidaires, et que -- sous certaines présuppositions, que Leibniz tient pour assurées -- ils s'entraînent mutuellement (un entraînement, ou une implication, qui pour Leibniz est sans aucun doute nécessaire), la nécessité ou la contingence de l'un comportera aussi celle de l'autre. Comme nous l'avions annoncé plus haut, chacune des deux hypothèses est hérissée d'embûches. Si les principes en question sont nécessaires, alors un monde moins bon que le meilleur sera impossible; dans ce cas, le monde réel sera, certes, le meilleur mais aussi le pire des mondes possibles, puisqu'il n' y en aura qu'un. S'ils sont contingents, alors la possibilité existe de ce que Dieu choisisse de s'en tenir au principe de raison autant que celle de l'infraction divine du principe; or, si Dieu choisit de transgresser le principe de raison, ou bien son choix manquera de raison ou bien il sera pris en fonction d'une raison déterminante -- nécessairement déterminante; la deuxième hypothèse débouche sur ceci, que le principe lui-même, dans son application, entraîne une entorse au principe, donc une abrogation, donc une absence de force du principe; ce qui signifie que le principe est nécessairement faux; reste donc l'autre alternative, que Dieu choisisse de transgresser le principe non pas en vertu d'une raison mais arbitrairement, parce qu'il en a envie (une envie qui ne doit pas être expliquée à son tour); mais pour Leibniz une telle hypothèse est à exclure absolument, car elle porte atteinte à la notion même de Dieu comme un être parfait.
Devant une si sérieuse difficulté, Leibniz a pu hésiter. Parfois il envisage une séparation des destins des deux principes -- perfection et raison --, ce qui permettrait de réserver la nécessité à celui de raison tout en décernant à celui de perfection le statut d'une vérité contingente, d'une norme donc à laquelle Dieu n'est pas astreint.NOTE 1_10 D'autres fois, Leibniz envisage plutôt de bloquer la chaîne déductive qui mène de la nécessité du principe de perfection à l'existence nécessaire du monde réel.NOTE 1_11 Aucune des deux solutions n'échappe aux difficultés rédhibitoires.
En effet, si le principe de perfection était contingent, que faudrait-il penser des considérations évoquées ci-dessus à propos du lien nécessaire et indissoluble entre les deux principes? Comment Dieu aurait-il pu décider de transgresser le principe de perfection alors même qu'il s'en tiendrait au principe de raison, et que par conséquent il agirait en vertu d'une raison déterminante?NOTE 1_12 Pour ce faire Dieu aurait eu besoin d'une raison qui le détermine à choisir un certain monde, M, au lieu du meilleur des mondes qu'il aurait pu créer. Mais dans ce cas M serait meilleur que le meilleur des mondes, puisque Dieu serait tenu de créer M, et ce en vertu d'une raison déterminante; or un monde que Dieu crée immanquablement ne saurait être ni aussi bon ni, a fortiori, moins bon qu'un autre que Dieu peut ne pas créer. Il s'ensuivrait donc que la non validité du principe de perfection serait meilleure que sa validité.
Plus prometteuse est à première vue l'autre alternative, celle comme quoi la nécessité du principe de perfection ne se transmet pas à son terme, c'est-à-dire au produit de la création. Assez souvent Leibniz penche fort expressément pour cette solution. La nécessité serait conditionnelle ou hypothétique: nécessairement, si M est un monde meilleur que les autres mondes possibles, M est réel; pour qu'on puisse déduire que M est nécessairement réel il faudrait -- dans le cadre d'une logique modale standard, comme celle sans doute à laquelle adhère implicitement Leibniz -- une prémisse auxiliaire, savoir: que le monde qui en fait est réel est, nécessairement, meilleur que les autres. Et Leibniz de s'en tirer grâce à un distinguo que nous pourrions interpréter comme celui qu'il y a entre la nécessité de re et celle de dicto.
Mais quel que soit le bien-fondé du distinguo, il ne saurait produire ici les fruits escomptés. Si le monde choisi par Dieu n'est meilleur que les autres que d'une manière contingente, c'est qu'il aurait pu être moins bon, ou aussi bon, qu'un autre. Mais Leibniz refuse d'admettre -- et, avec lui, ce sont presque tous les philosophes qui le font -- qu'il y ait des vérités contingentes concernant des possibles. La relation entre deux possibles est forcément nécessaire. Car ces relations ne tiennent pas à ce qui arrive réellement ou effectivement, ne dépend donc pas des vicissitudes contingentes, mais découlent de la nature intrinsèque des possibles en question.
Il y a encore une issue, celle aux termes de laquelle la nécessité de l'optimalité du monde [qui aura en fait été] choisi par Dieu par rapport aux autres est une necessité de dicto seulement. Il s'ensuivrait que la nécessité de l'existence dudit monde serait aussi purement de dicto.NOTE 1_13 Mais cette thèse d'une nécessité purement de dicto de l'optimalité du monde réel est-elle anodine? Que veut-elle dire au juste? Qu'il est nécessairement vrai que le monde en question est meilleur que les autres? On peut certes prétendre que par le biais d'une distinction entre des désignateurs rigides et non rigides on pourrait élucider la dichotomie qu'on essaye d'introduire ici. Il n'en est rien pourtant. Le problème n'est pas celui de connaître le statut épistémologique de tel ou tel énoncé comportant tel ou tel désignateur, rigide ou pas, mais celui du statut ontologique des faits en présence. Sans doute peut-on, par une postulation arbitraire, poser que, même s'il est nécessairement vrai que le monde en question, M, est meilleur que les autres, M ne possède pas pour autant la propriété d'être nécessairement meilleur que les autres mondes. Soit! En sommes-nous plus avancés? Nullement. Car à tout le moins on pourra conclure alors que M existe nécessairement, quoique la nécessité de son existence ne soit que de dicto et non pas de re -- c'est-à-dire même si M n'a pas la propriété d'exister nécessairement, quel que soit le sens à adjuger à cette expression.NOTE 1_14
Si le principe de perfection est une vérité nécessaire, Dieu ne peut ne pas créer un monde qui ne soit pas le meilleur.NOTE 1_15 Or un monde est-il possible si Dieu ne peut pas le créer? Leibniz s'aperçoit de l'envergure du problème. Parfois il remarque, mais en passant, que certaines entités, quoique possibles en elles-mêmes, ne sont pas compossibles avec la bonté infinie de Dieu.NOTE 1_16 Or, ce qui n'est pas compossible avec la bonté divine n'est pas non plus compossible avec Dieu lui-même, vu que sa bonté n'est point contingente.NOTE 1_17
Il en ressort que les mondes moins parfaits que le meilleur de tous sont en fait des mondes impossibles. En effet, Leibniz a relevé l'importance de la compossibilité, une relation consistant seulement dans une absence de contradiction entre les êtres qu'elle relie, c'est-à-dire les compossibles.NOTE 1_18 Tous les êtres possibles briguent ou convoitent l'existence, mais il n'y parviennent pas tous. Ceux-là seulement atteignent l'existence qui forment la série la plus parfaite, c'est-à-dire celle qui réalise ensemble le plus de réalité. (T §201)
Nous reviendrons sur la conception leibnizienne des degrés de réalité -- puisqu'il s'agit là du gond reliant l'approche leibnizienne à celle qui sera proposée ci-dessous. D'ores et déjà cependant nous pouvons retenir ceci.NOTE 1_19 En dépit de son penchant pour les continuités et de son rejet par principe de toute cassure, dans quelque domaine que ce soit, notre philosophe est contraint d'endosser une déchirure majeure, un fossé ontologique, celui qui sépare les existants des inexistants, et ce en vertu du caractère inconséquent de son attachement à ce même principe de continuité, et notamment des obstacles logiques entravant son acceptation jusqu'au bout des degrés de réalité. Tandis que dans le royaume des purs possibles il y a une continuité et qu'ils se distinguent les uns des autres par leurs degrés respectifs de réalité -- par le degré de leur contenu ontique pour ainsi dire --, Leibniz n'envisage pas des degrés d'existence.NOTE 1_20
Il en résulte que, les différences de la tendance à l'exister étant de degré -- puisque proportionnelles aux différences, elles aussi de degré, entre la réalité ou la perfection des possibles --NOTE 1_21, la réalisation de cette tendance, elle, ne comporte aucune différence de degré. Ceux parmi les possibles briguant l'existence qui voient leur ambition exaucée, ceux-là donc ayant eu le dessus dans la course à l'existence, remportent un prix qui n'est pas mesuré à leurs efforts, à leurs mérites, à l'intensité de leur tendance, tandis que ceux qui échouent sont écartés tout à fait, quel que fut leur degré de réalité ou de perfection. Outre qu'il entre évidemment en conflit avec le principe ontologique de continuité, le clivage ainsi creusé entre la réalité graduelle des possibles et l'octroi -- ou le refus -- non graduel de l'existence soulève de nouvelles et plus graves difficultés.NOTE 1_22
Celle qui nous intéresse à présent concerne la rupture, le bond ontologique, qui sépare la possibilité de la compossibilité. Leibniz voit les êtres possibles comme ordonnés (partiellement ou totalement) par le degré de réalité de chaque être, au point que -- même s'il ne parle pas de degrés de possibilitéNOTE 1_23 -- on est en droit d'attribuer la possibilité à un être [possible] purement et exclusivement en fonction de sa teneur ontique; celle-ci étant une affaire de degré -- et non pas une question de tout ou rien -- la conclusion découle tout naturellement (encore que Leibniz s'abstienne de la tirer, au moins expressément) que la possibilité, elle aussi, est une question de degré.
En revanche, la compossibilité, elle, ne paraît pas être pour Leibniz une affaire de degré, mais une question de tout ou rien. Puisque la compossibilité ne consiste qu'en l'absence de contradiction, et que (au point de vue de la logique aristotélicienne, traditionnelle, comme à celui de la logique classique, qui demeure en la matière du même avis) la contradiction ne souffre aucune nuance, pas plus que son absence, il en ressort qu'aucune nuance ne saurait non plus présider au tri auquel sont soumis les possibles au bout duquel ceux-là seuls atteignent l'existence qui, par leur compossibilité réciproque, constituent la série la meilleure -- celle où le plus de contenu ontique soit réalisé, tout compte fait.
Or l'existence est définie par Leibniz comme la compossibilité avec des êtres qui, pris ensemble, forment la série des choses la plus parfaite, c'est-à-dire la plus réelle -- celle ayant le plus de contenu ontique.NOTE 1_24 Appelons cette thèse COP. On a discuté sur la question de savoir s'il s'agit là d'une définition ou pas.NOTE 1_25 D'aucuns allèguent que lorsqu'il formule COP, Leibniz n'est pas en train de poser une définition. Plusieurs raisons militent en faveur de cette allégation. L'une d'elles c'est que dans les écrits où l'on trouve COP, il y a souvent des reprises, des hésitations, qui montrent une quête inassouvie, une démarche prudente et conjecturale, plutôt que la certitude finale qui ressortissait à l'énonciation d'une définition. Une deuxième raison c'est que, même s'il y a une relation de coextensionalité entre le domaine des existants et celui des êtres qui [sont compossibles avec d'autres qui] forment ensemble la série la meilleure, il s'en faut de beaucoup pour que cette relation de coextensionalité puisse être promue au rang d'une coïncidence intensionellement garantie, encore moins à celui de l'identité. Une troisième raison c'est que, si ladite compossibilité est déjà -- par définition! -- l'existence, Dieu, en conférant l'existence aux êtres qui possèdent cette compossibilité-là, est en train de leur octroyer justement ce qu'ils ont pour ainsi dire «avant» la création, et indépendamment de l'acte créateur -- l'existence des créatures relevant de la volonté divine alors que la possibilité et la compossibilité ne relèvent que de son entendement, comme Leibniz le répète inlassablement. Une quatrième difficulté c'est que, qu'elle soit purement extensionnelle ou non, cette relation d'équivalence entre le domaine des existants et celui des êtres qui forment la série la plus parfaite n'est pas une mêmeté de sens ou de signification des expressions en présence, puisque cela a un sens de se demander si l'équivalence en question est vraie ou fausse.NOTE 1_26
A toutes ces objections il faut répondre tout d'abord que Leibniz n'est pas à cheval sur le canon d'une distinction radicale entre les définitions et les autres équivalences -- du moins celles qui sont des vérités de raison, c'est-à-dire celles qui sont nécessairement, vraies; qu'il soutient que toute implication réciproque peut être prise pour une définition.NOTE 1_27
Que l'équivalence exprimée par COP est nécessairement vraie paraît hors de doute. Si elle était contingente, des choses pourraient exister qui seraient incompossibles avec celles qui forment la série la plus parfaite ou bien il pourrait arriver que certains des ces compossibles-là n'existent pas. Mais les deux alternatives sont absurdes (dans le cadre de la pensé leibnizienne). Supposons en effet que la première fût vraie; supposons que cette possibilité d'existence de certaines choses, incompatibles avec le meilleur ordre possible, fût réalisée; alors l'ordre des choses le plus parfait n'existerait évidemment pas -- vu qu'il est incompatible avec les choses en question dont nous venons de supposer l'existence; or, cela va à l'encontre du principe de perfection, ou du meilleur, que -- comme nous l'avons vu -- Leibniz tient pour nécessairement vrai. La seconde alternative elle aussi va à l'encontre de ce même principe, puisque, au cas où le domaine des existants ne comprendrait pas tous les êtres possibles formant ensemble la série la meilleure, outre qu'il serait incomplet, il serait moins parfait qu'il n'aurait pu être -- il ne réaliserait pas le plus de réalité ou de contenu ontique possible.
La relation d'équivalence exprimée par COP est donc nécessaire. Qu'il s'agisse d'une définition ce n'est pas une question importante pour Leibniz. Notre philosophe ne s'embarrasse pas des arguties du paradoxe de l'analyse à la Moore, ni même des problèmes frégéens concernant le Sinn vs la Bedeutung. Son regard est porté sur des problèmes métaphysiques et logiques plus que sémantiques.
Toujours est-il que l'objection concernant le choix et le don de Dieu n'a pas été répondue. Dieu n'octroie pas aux possibles leur compossibilité avec d'autres possibles. Il s'ensuit que s'Il octroie l'existence à certains d'entre eux, l'existence n'est pas la compossibilité avec d'autres êtres. On sait bien que Leibniz a été blâmé -- par feu Étienne Gilson entre autres -- de ne sauvegarder la création que presque du bout des lèvres, de la réduire à une opération à ce point automatique que tout se passerait comme si elle n'intervenait pas.
Automatique ou pas, la création n'est pas le don d'une propriété que les choses posséderaient «avant» l'acte créateur. Il en ressort que COP ne peut pas être une définition. Il n'empêche que pour Leibniz une coïncidence nécessaire relie les deux domaines, celui des existants et celui des compossibles avec la série la plus parfaite. Ne s'ensuit-il pas que la créature est nécessaire?
Remarquons ceci: la compossibilité et l'incompossibilité relient-elles seulement des êtres créables ou bien leur domaine comprend-il tous les êtres possibles? Question apparemment saugrenue: quels êtres possibles ne sont pas créables? Dieu lui-même en est un. Puisque son existence est absolument nécessaire, Il ne saurait être créé, ni par lui-même ni à fortiori par rien d'autre. Doit-Il être inclus dans la série des choses qui constituera le monde réel? Ou bien cette série n'englobe que des créatures.
À vouloir s'en tirer des difficultés à coups de définitions ou de postulats sémantiques, on se voue à quelque solution qui n'en est pas une. Les interprètes charitables ceux qui veulent à tout prix laver la conception leibnizienne du soupçon d'incohérence comme de celui de nécessitarisme emboîtent le pas au philosophe de Leipzig lui-même en ne tenant compte -- lorsqu'il est question des rapports de compossibilité ou d'incompossibilité -- que des êtres créables, à l'exclusion du créateur. Il est remarquable que Leibniz lui-même emprunte cette voie, qui n'est pas sans rappeler tellement l'approche d'Avicenne -- qui attirerait les foudres de l'aristotélicien orthodoxe Averroës, pour lequel il est absurde d'attribuer aux créatures la double caractérisation avicenienne d'être contingentes en elles-mêmes (en soi) mais tout à la fois nécessaires ab alio (a Deo). Lorsque Leibniz parle des choses qui sont possibles mais non pas compossibles avec la série la meilleure, il tient à souligner qu'il s'agit d'une absence intrinsèque de contradiction entre les prédicats qui constituent les notions de ces choses-là, considérées en elles-mêmes, sans rapport ni aux autres choses créables ni à Dieu. Lorsque Leibniz parle des séries de choses mutuellement compossibles, il élargit le domaine de ce qui est pris en compte, mais Dieu demeure absent: une série de choses créables, un monde possible, est un ensemble d'individus possibles tel que l'existence de chacun d'eux ne renferme ni n'entraîne aucune contradiction avec celle des autres, sans que des individus étrangers à la série puissent être non-contradictoirement surajoutés à celle-ci.
Toutefois il appert que Dieu est, lui aussi, compris dans la série des choses réelles, réellement existantes. Lorsque Leibniz parle des séries des possibles et qu'il s'abstient d'y inclure Dieu, il est en train de se servir du mot en un sens particulier. L'absence ou la présence de contradiction dans une série -- si le mot 'série' est pris au sens fort, et sérieux -- doit être entendue comme un rapport non seulement entre les êtres créables de la série, mais aussi entre eux et Dieu lui-même, leur créateur. Une série où l'existence d'un membre est incompossible avec celle de Dieu n'est pas une série possible -- ni donc un monde possible -- vu que Dieu existe nécessairement, et qu'il appartient donc à toutes les séries possibles -- Il appartient à chacune d'elles comme créateur des autres membres de la série.NOTE 1_28
Si Dieu agit nécessairement en vertu du principe du meilleur, alors l'existence divine n'est compatible avec aucun être qui ne serait pas compris dans la série la plus parfaite. Or Leibniz reconnaît que les êtres n'appartenant pas à la série la plus parfaite sont incompossibles avec la perfection de Dieu. Dieu ne peut exister sans être parfait. Il ne peut être parfait sans choisir le meilleur. Chaque être n'appartenant pas à ce domaine du meilleur -- c'est-à-dire à la série réalisant le maximum realitatis -- est incompossible avec la perfection divine, et par conséquent aussi avec l'existence de Dieu.NOTE 1_29 Ce qui est incompatible avec l'existence d'un être nécessaire est impossible. Dès lors, les êtres du monde réel seuls sont possibles.
Qu'un raisonnement aussi clair et simple, basé sur des principes auxquels toute la pensée de Leibniz est si profondément attachée, puisse être contourné, qu'on trouve à y redire, qu'on veuille coûte que coûte en écarter la conclusion par des manoeuvres douteuses, cela prouve qu'en philosophie, comme partout ailleurs, les évidences sont relatives, et qu'il n'y a rien d'absolument obvie. Les manoeuvres possibles ne manquent pas, certes. On peut avoir recours à des distinguos de prédication, in recto et in obliquo, a se et ab alio, de re et de dicto etc. de façon à imaginer des non-sequitur dans quelque maillon du raisonnement. C'est le droit le plus strict de chaque exégète que de se livrer à des procédés semblables. Encore faut-il les justifier. Le principe de charité à lui seul ne suffit pas. Car ce n'est pas faire un outrage à Leibniz que de tirer les conséquences nécessitaristes de sa philosophie, ni de constater l'incohérence entre ces conséquences et telle de ses affirmations et de ses penchants. Le déchirement est le lot des philosophes, et de tous les humains. C'est pourquoi l'enseignement d'un grand effort de construction philosophique comme celui de Leibniz réside surtout en ceci, qu'il nous montre le besoin de certains choix, là même où l'auteur de la construction étudiée aurait souhaité de n'en faire aucun, de demeurer fidèle à des idées qui s'avèrent, à l'analyse, contradictoires.
§3.-- Une alternative: des degrés de réalité [leibniziens] aux degrés d'existence
Nous avons vu ci-dessus comment Leibniz frise parfois une conception des choses qui ferait une place à une idée de degrés d'existence. Il s'en tient toujours à l'écart, et pourtant il lui suffirait de franchir un pas pour s'engager dans cette voie. Ce n'est pas sans des raisons très sérieuses qu'il s'abstient de le franchir, ce pas-là.
Et pourtant il s'agirait d'une solution tout à la fois attrayante et qui permettrait de concilier les motivations mutuellement en conflit sous-tendant l'entreprise leibnizienne. En effet, si l'existence peut être octroyée par degrés, et que cet octroi peut être en quelque sorte en fonction du degré intrinsèque de réalité des êtres possibles, alors non seulement il n'y a pas de bond ontologique, pas de rupture entre l'ordre des possibles et celui des existants, pas d'entorse au principe de continuité, mais les conséquences nécessitaristes que nous venons de constater peuvent être adoucies, amoindries, nuancées, rendues ainsi moins menaçantes, moins contraires à d'autres motivations du système leibnizien, comme le souci de sauvegarder une certaine contingence. Car s'il y a des degrés d'existence pourquoi pas des degrés de nécessité et de contingence? Pourquoi pas des degrés de possibilité?
Or, tant que la contradiction et la non-contradiction seront tenues pour des déterminations n'admettant point les degrés, tout essai d'élaborer une notion de degrés d'existence est voué à l'échec. C'est bien ce qui a poussé Leibniz -- à son corps défendant peut-être -- à repousser quelque velléité qu'il eût pu entretenir d'une acceptation de degrés d'existence. Car l'inexistence est le contradictoire de l'existence. Si l'existence admet des degrés, son absence les admettra elle aussi -- plus une chose sera existante, moins elle sera inexistante, et réciproquement. Mais alors une chose pourra posséder à la fois les deux déterminations -- dans une certaine mesure -- celle d'exister et celle de ne pas exister. La contradiction entre ces deux déterminations ne pourra être alors absolue, ce qui signifie que la contradiction elle-même admettra des degrés.
Comme Leibniz est féru de la logique aristotélicienne -- celle qui entérine un principe absolu de non contradiction, aux termes duquel non seulement chaque négation d'une contradiction est vraie mais au surplus chaque contradiction est absolument fausse, et dès lors une régle de bonne méthode force la pensée à éviter quelque contradiction que ce soit -- il est tenu de rester à l'écart de toute contradiction et partant aussi de la notion des degrés d'existence. Il paye le prix. Il ruine par là le principe de continuité, nous l'avons vu. Il se rend en outre l'otage d'un nécessitarisme absolu ou bien il tombe dans l'incohérence de son système.
Essayons de nous représenter ce qu'une approche entérinant des degrés de possibilité et d'existence pourrait contenir, ainsi que ses motivations.
Pour Leibniz -- nous l'avons vu -- les possibles ont une quantité, un degré, quantitas essentiae, gradus realitatis, qui est une quantité intensive de leur être (possible). Leibniz ne parle pas de degrés de possibilité. A bon escient, sans doute, par ce que nous venons d'évoquer. Mais le passage du statut de possibilité à celui d'existence est un saut, puisque l'existence est une question de tout ou rien. Le choix est une question de tout ou rien. Leibniz paraît se représenter les choses ainsi: lorsque nous avons à choisir, les options possibles s'offrent à nous ordonnées (partiellement peut-être) par leurs degrés respectifs d'attrait, ou de souhaitabilité; mais le choix ne souffre pas les degrés: si on choisit telle option, le choix est absolu et sans nuances: l'option retenue est pleinement réalisée, les autres, quels qu'en fussent les titres, sont totalement rejetés dans le néant.NOTE 1_30
Reflète-t-on fidèlement la réalité en dressant un tableau semblable? Je ne le crois pas. Certes, la volonté est moins sujette aux variations de degré que les options qui s'offrent à elle. Mais la différence est, elle aussi, de degré: Il y a plus de nuances, de variations de degré, entre des alternatives qu'on pourrait choisir qu'il n'y a des degrés dans le choix effectif. Supposons que Luc hésite entre un éventail de possibilités: se rendre à la plage à Benidorm pour y passer ses vacances en 1993, se rendre à Salou, se rendre à St. Paulin, se rendre à La Spezia, etc. Chacun des choix comporte des avantages. Supposons que, tout compte fait, ces choix forment une chaîne d'éléments totalement ordonnée pour le degré de souhaitabilité de ses membres, et supposons qu'en fait la chaîne est dense (il y a toujours des plages intermédiaires). N'est-il pas évident qu'à l'encontre de ce caractère dense, graduel, des rapports d'ordre entre les options possibles, celui entre l'option effective et les autres sera affecté par une rupture nette -- la première étant seule réalisée, tout à fait réalisée, les autres étant plongées dans le néant, absolument et pour toujours?
Non, ce n'est pas évident, loin s'en faut. Car Luc peut décider de passer ses vacances ici et là, à Benidorm et à Benicarlo, plus au premier endroit, moins à l'autre. Et ainsi de suite.
-- Ah (retorquera-t-on), alors il n'y a pas de degrés de décision, ce n'est pas qu'il décide davantage de passer ses vacances à Benidorm et qu'il décide moins de les passer à Benicarlo, mais qu'il décide totalement et absolument de les passer partiellement dans chacun de ces endroits, peut-être en demeurant plus longtemps au premier endroit; mais décider de demeurer plus longtemps dans un endroit que dans un autre ce n'est pas décider davantage de demeurer dans le premier endroit.
-- Et pourquoi pas, voyons? Quelqu'un qui, tiraillé par deux options qui sont [partiellement] incompatibles, choisit les deux, mais en voulant réaliser l'une d'elles davantage, n'est-il pas en fait en train de choisir les deux options -- seulement l'une d'elles plus que l'autre? Serait-on contraint pour exprimer adéquatement son choix de dire qu'il a choisi un tertium quid, qui est une troisième option, en sorte qu'il serait faux, tout à fait faux, de dire qu'il a choisi la première option, tout autant que de dire qu'il a choisi la deuxième, et que la seule chose correcte et véritable soit de dire qu'il n'a choisi [du tout] ni l'une ni l'autre?
Non pas! Cela va à l'encontre de la vraisemblance. En fait nos choix se font presque toujours par degrés. En choisissant une voie, on ménage plus d'une fois le choux et la chèvre, on emprunte un chemin tout en faisant des méandres, des dérivations qui permettent de fouler aussi d'autres sentiers. Le saint s'autorise des peccadilles, le brigand débauché radoucit de temps à autre son coeur par des menues charités. Si l'on ne pouvait dire qu'un choix a été fait de façon à écarter tout à fait son opposé, son contradictoire, alors -- pour ce qui a trait aux hommes, tout au moins -- nous devrions soit garder le silence, soit nous livrer à des phrases dont la longueur pourrait aller à l'infini, pour indiquer quelles ont été les décisions prises.
Or, en va-t-il autrement pour ce qui est de Dieu et des anges? Sont-ce seulement ces pauvres hères d'humains qui, indécis, tièdes, portés aux compromissions, aux atermoiements, à l'indulgence vis-à-vis des propres penchants, faibles de volonté, s'adonnent aux pratiques salomoniques, décisions à moitié, des semi-choix? Et pourquoi en serait-il ainsi? Tout d'abord, si le choix admet des degrés, il n'y a plus aucune raison de principe, absolue, logiquement contraignante, pour affirmer que Dieu ne peut choisir, parmi les possibles échelonnés selon leurs degrés de réalité, que tels ou tels possibles qu'il posera alors tout à fait dans l'existence, alors qu'il condamnera les autres à ne pas exister du tout. Cette thèse ne pourra plus se fonder sur le caractère absolu et sans nuances du choix. Elle aura besoin d'autres arguments.
Lesquels? Peut-être qu'agir autrement, choisir et ne pas choisir (choisir ceci dans une certaine mesure, cela dans une autre mesure) irait à l'encontre de la perfection divine. Mais pourquoi serait-il plus parfait de choisir tout à fait ce qui ne possède qu'un mérite partiel, limité, relatif, et de repousser complètement ce qui possède quand même des mérites, ce qui peut-être n'est séparé de ce qui est en fait choisi que par une toute petite marge dans le degré respectif de leurs qualités? Au contraire, il paraît que c'est plutôt la finitude humaine qui nous force d'aller quelque peu aux extrêmes -- sans y atteindre toutefois -- alors que la toute-puissance et l'infinitude divines permettent de partager et doser les choix de façons infiniment variées, riches de nuances, de faire entrer dans le monde réel infiniment de choses [partiellement] contraires dans des degrés infiniment variés.
Un autre argument pourrait être avancé: les choix peuvent admettre des degrés, mais pas l'existence. Autrement dit, Dieu peut décider dans telle mesure de faire ceci, ou cela; ce qu'Il ne saurait faire c'est d'accorder plus d'existence à ceci qu'à cela, car l'existence c'est ce qui n'admet pas des degrés.
Mais alors on a interverti les termes de l'argument initial. On craignait les degrés d'existence parce que, l'existence étant le terme du choix divin, et la volonté ne permettant pas des variations de degré ni donc la simultanéité de choix mutuellement opposés, l'existence devait être octroyée, ou bien complètement, ou bien pas du tout. Maintenant, en revanche, on conclut que Dieu ne peut accorder l'existence qu'absolument et complètement parce qu'il ne peut pas y avoir des degrés d'existence.
Mais il y a des degrés d'existence. Si Luc passe ses vacances plus à Benidorm qu'à Benicarlo, le fait qu'il passe ses vacances à Benidorm existe davantage que le fait qu'il les passe à Benicarlo.
-- Oui (retorquera-t-on), mais il s'agit là de l'existence des états de choses -- dont Leibniz ne parle point -- pas de celle d'individus.
Le coeur du problème est là. Peut-il y avoir dans un même monde des individus tels que l'existence de l'un soit [partiellement] incompossible avec celle de l'autre? N'y a-t-il pas des degrés de compossibilité? Ne peut-il y avoir un monde qui réunisse, à des degrés différents, les êtres tels que, pour que l'un d'eux soit présent, il faut que la présence de l'autre ne soit pas absolue ou complète?
Voyons. Nous pouvons concevoir un monde comme un ensemble, comme un vase énorme. Nous pensons d'ordinaire que le récipient n'admet que deux situations par rapport à un contenu possible: ou bien il le contient tout à fait, ou bien il ne le contient pas du tout. Mais pourquoi en irait-il ainsi? Il y a des récipients flous, poreux, aux bords imprécis, qui n'ont pas de bords nets ou absolus. Des fleuves, des étangs, des mers, qui s'épanchent un peu continuellement, qui s'accroissent sans cesse des eaux que déversent des courants variés, qui ne sont jamais absolument étanches.
L'appartenance d'une gouttelette d'eau à ce lac, à cette mer, est susceptible de bien des degrés, changements et variables au fur et à mesure que le temps s'écoule lui aussi. Pourquoi en serait-il autrement d'un monde?
Peut-être objectera-t-on que des différences entre des degrés d'existence d'individus sont inimaginables, impensables, inconcevables. Si quelqu'un se satisfait d'un tel argument, à sa guise! Il est aisé à chacun de taxer d'inintelligibilité toute doctrine qui lui déplaît. Autant crier à tue-tête qu'on n'en veut pas. Soit. Il serait plus poli (et moins ronflant) de dire qu'on pose en axiome la négation [absolue] de la thèse ainsi rejetée.
Leibniz envisage souvent des individus possibles qui seraient désignés par des descriptions indéfinies: «Un Adam qui n'aurait pas pêché», «Un Néron qui n'aurait pas tué sa mère», etc. Décider d'octroyer l'existence à Néron, le Néron réellement existant, est incompossible avec la décision d'octroyer l'existence à un Néron non parricide. Or, s'il y a des degrés dans le parricide, accorder l'existence à quelqu'un qui ne se livre au crime que partiellement -- quelqu'un dont on pourrait dire, véritablement, qu'il le commet sans le commettre -- serait poser dans l'existence l'individu parricide en question -- Mansapour, appelons-le -- et «un Mansapour qui ne se livrerait pas au parricide». Ce Mansapour a causé la mort de sa mère à force de chagrins, peut-être de mauvais traitements, ou par d'autres moyens qui seraient des demi-actions. Il est aussi cet autre Mansapour «alternatif». Lorsque Dieu choisit de nous créer il crée ainsi, à chaque fois, un homme, Tel, qui fait ceci et cela, et «Un Tel qui ne fait pas ceci et cela». Les incompossibles (partiellement incompossibles) sont ainsi réalisés -- et qui plus est dans les mêmes sujets.
Mais cette élucidation ne suffit pas. Il faut s'avancer plus loin. Il faut revendiquer des différences et des variations des degrés de possibilité et d'existence dans un sens plus fort. Pour cela il faut se poser la question de savoir si un monde peut englober d'autres mondes, si la série de choses choisie par Dieu peut se composer d'autres séries, et si en cas de réponse affirmative toutes les séries englobées doivent l'être dans la même mesure.
§4.-- Le monde réel est-il une série de séries de choses?
On connaît les difficultés éprouvées par Leibniz en quête de la source de l'incompossibilité. Deux qualités positives, quelles qu'elles soient, ne sauraient être opposées l'une à l'autre. Dès lors la seule racine de l'opposition, de l'incompossibilité, réside dans la négation.NOTE 1_31 Or, sur ce point Leibniz suit les brisées d'Aristote, pour qui les négations, les manques, les abstentions, ne sont rien -- ou, ce qui revient au même, sont des êtres de raison. Que César s'abstienne de franchir le Rubicon ne serait rien, aucun état même possible de César.
Aucune solution satisfaisante sur cette question ne se trouva être à la portée des ressources intellectuelles mises en oeuvre par notre philosophe. L'incompossibilité demeura une énigme pour lui. Quoi qu'il en soit, on peut toujours prendre ce rapport d'incompossibilité comme un primitif, sans essayer de l'élucider.
Or, quels êtres possibles pourraient se trouver, face à face, séparés par cette relation d'incompossibilité? Nous avons évoqué le cas d'un individu réel, Adam par exemple, et un individu possible que nous pourrions décrire, par une description indéfinie, comme «un Adam qui n'aurait pas péché». Ils sont incompossibles, certes. Mais nous n'avons pas déterminé quel est cet être possible. Est-ce l'Adam qui repousse la pomme? Mais sans doute il y a beaucoup d'êtres possibles qui ressemblent à Adam et qui repoussent la pomme de la désobéissance. Supposons l'un d'eux, Adom.NOTE 1_32 Adom repousse la pomme, aide Ève (ou, plutôt, sa compagne Oeve, qui ressemble énormément à Ève) à éviter le péché, et poursuit sa vie au paradis. Adam et Adom son incompossibles. Adam n'est pas Adom (on a remarqué à juste titre que Leibniz est un précurseur de la counterpart view de David Lewis: chaque individu existe dans un seul monde possible).NOTE 1_33
L'incompossibilité entre Adam et Adom entraîne pour Leibniz que, puisque la série la meilleure comprend Adam, elle ne peut pas comprendre Adom, et par suite Adom n'existe pas, il n'est pas actualisé. Puisque l'actualisation ou l'existence ne souffrent pas de degrés pour lui, Adom est plongé entièrement et absolument dans le néant.
Mais alors, qu'est-il? D'après Leibniz, Adom est une idée de Dieu. On sait à quelles difficultés se heurte la réduction des êtres non actualisés à des idées, qu'elles soient divines ou humaines. Les qualités et les défauts d'Adom, ce par quoi on peut le comparer à Adam, ne sont pas des qualités ni des défauts d'une idée. Les notes du concept d'Adom ne peuvent pas être des notes du concept de l'idée [divine ou pas] d'Adom. Lorsque Dieu refuse d'accorder l'existence à Adom, il ne refuse pas d'accorder l'existence à son idée d'Adom, puisque au contraire cette idée Il l'a bien, et en Lui elle est identique à son essence, donc à Lui-même (et, même si Dieu n'a pas besoin de s'accorder l'existence, Il ne se refuse pas l'existence non plus).
Leibniz a une conception fictionaliste des mondes possibles non actualisés, donc aussi des individus possibles non existants. D'insurmontables difficultés entourent le fictionalisme. On peut essayer de lui rendre quelque respectabilité, mais sans succès. Par exemple on peut procéder à une réduction au moyen de règles de traduction systématique: dire qu'Adom ne pèche pas c'est dire que telle fiction raconte qu'il y a un individu appelé `Adom', etc etc, qui ne pèche pas. Le problème est celui de savoir où se trouve cette fiction-là, comment la spécifier, comment la fixer. Il n'y a pas assez de fictions humaines pour tous les mondes possibles, ni pour tous les individus possibles. Alternativement on peut postuler une fiction unique, celle qui dépeindrait, non pas un monde possible, mais la pluralité infinie des mondes possibles. Mais de nouveau il s'agit d'une impasse: il y a peut-être, si l'on veut, une fiction humaine aux termes de laquelle il y a des mondes possibles, mais il n'y a aucune fiction humaine qui dépeigne tous les mondes; tout au plus, il y a une fiction humaine aux termes de laquelle il y a, pour chaque monde possible, une fiction qui le dépeint. Mais le contenu de cette fiction-là englobe une référence aux mondes possibles sans les avoir réduit à des fictions ni à des contenus de fiction. Les difficultés du fictionalisme sont inextricables.
Résout-on le problème en parlant de fictions de Dieu? C'est probablement le sentiment de Leibniz. Nous sommes trop limités pour pouvoir imaginer un seul roman complet, mais Dieu en imagine une infinité. Or, en même temps Leibniz conçoit Dieu comme un être simple, au point que tout ce qui est en Lui lui est identique -- autrement il y aurait plusieurs êtres incréés. En outre, les fictions divines, reflètent-elles des possibilités effectives ou se bornent à décrire ce qui est impossible? Si c'est le premier qui arrive, en quoi consiste la possibilité? Seulement dans le fait que Dieu forge de telles fictions? Mais ne peut-Il pas forger la fiction d'un impossible, celle par exemple d'une cadrature du cercle? Est-Il si borné que ça? Non pas! Il peut faire tout ce que nous pouvons, et bien d'autres choses encore. Mais supposons même qu'il lui est impossible de concevoir ou d'imaginer une cadrature du cercle (quelqu'un peut alléguer que personne ne saurait imaginer une cadrature du cercle -- encore qu'une telle allégation confonde fort probablement l'impossibilité de concevoir tel fait, qui est une cadrature du cercle, avec la soi-disant impossibilité de concevoir qu'il existe une cadrature du cercle; il paraît évident que de nombreux penseurs ont conçu qu'elle existait, et, qui plus est, ont conçu qu'ils y participaient). Si Dieu ne peut concevoir des impossibles, qu'est-ce qui détermine ce qu'Il peut concevoir ou imaginer et ce qu'Il ne peut pas? Si la possibilité d'une chose consiste en ceci, qu'Il imagine la chose, l'impossibilité consistera en ceci, qu'il ne l'imagine pas. Qu'est-ce qui établit les limites infranchissables de son imagination? Sous peine de déclencher une régression dont le caractère vicieux est manifeste, il faut avouer qu'on n'a pas rendu raison de la possibilité par ce moyen.
Au demeurant, que Dieu imagine ou conçoive une série de choses veut dire qu'Il s'imagine créateur de la série en question, c'est-à-dire qu'Il envisage cette série de choses comme un choix possible entre autres. Or, cela suppose que Dieu connaît la possibilité du choix en question. Rappelons en outre que, pour qu'il soit vraiment possible, le choix doit être compossible avec l'existence et les attributs de Dieu.
Quand bien même toutes ces difficultés pourraient être résolues d'une manière satisfaisante, il demeurerait ceci, que la possibilité ne saurait se réduire à l'imagination par Dieu. Les êtres possibles tendent à l'existence. Cette doctrine leibnizienne du conatus ad exsistendum est un des piliers de la pensée de l'auteur de la Monadologie. Or des fictions imaginées par qui que ce soit ne possèdent aucune tendance. On pourrait certes appliquer des doses supplémentaires d'interprétation charitable -- en disant, par exemple, que l'expression `tendance à l'être' doit être paraphrasée convenablement, et que l'expression peut s'employer pour faire vite. Mais on voit mal ce que deviendraient les doctrines leibniziennes les plus centrales et importantes de son système après l'humiliation des fourches caudines des paraphrases charitables. Les conceptions philosophiques de Leibniz les plus marquantes deviendraient peut-être des banalités fades. Et bien entendu elles perdraient le pouvoir explicatif et la force qu'elles possèdent dans la plume de notre philosophe.
Leibniz a pressenti la difficulté. Il a voulu s'en tirer moyennant une réduction fictionaliste des possibles.NOTE 1_34 Pourtant, toute la signification métaphysique de ses doctrines sur la possibilité réside uniquement dans l'octroi aux possibles de quelque statut ontologique effectif et non pas fictif.
D'un autre côté, si l'on accorde aux possibles un statut ontique, on en fait des êtres réels. Leibniz est aux prises avec ce dilemme. Il reconnaît aux possibles une teneur, un contenu ontique, qu'il appelle leur réalité. Cela veut dire que les possibles eux-mêmes doivent être quelque chose, que c'est eux qui doivent exister -- non pas des succédanés, des représentations mentales, des images les dépeignant. Mais alors il s'ensuit que les possibles non actualisés sont actualisés. Il y en a pis (pour Leibniz): alors tous les possibles sont réels, et nous retombons dans le spinozisme, que Leibniz semblait pourtant abhorrer.
La menace du nécessitarisme spinozien à l'encontre de l'orthodoxie religieuse amène Leibniz à une quête infructueuse. En dépit de ses efforts, de son talent, de son opiniâtreté et de ses peines aucune issue ne lui est ménagée par le Destin philosophique -- qui ne se laisse pas fléchir facilement. Et pourtant cette solution il l'avait là, à la portée de la main. Il lui suffisait d'emprunter la voie des degrés d'existence. Nous avons vu précédemment que, par ce biais, il lui était loisible d'éviter la coupure, le déchirement de sa construction ontologique, de jeter un pont entre l'ordre des possibles et celui des existants. En s'avançant plus loin sur la même voie, Leibniz aurait pu découvrir que non seulement tous les existants n'existent pas forcément dans la même mesure, mais qu'en outre les différences entre les existants et les inexistants ne peuvent être que de degré.
Si la différence entre le oui et le non est nécessairement une dichotomie absolue, une opposition brutale, acharnée, sans nuance, sans transition, une question de tout ou rien, alors non seulement en effet tout les existants existeront pareillement, dans la même mesure, c'est-à-dire absolument, mais en outre tous les inexistants seront, eux aussi, pareillement inexistants, puisqu'il le seront tout à fait et absolument. Si, au contraire, il y a des degrés d'existence, il y en a tout autant d'inexistence, et de même que tous les existants n'existeront pas dans la même mesure, il y aura des inexistants qui seront plus inexistants encore que d'autres. Qui plus est: on aura alors le droit de concevoir les inexistants comme formant un sous-ensemble des existants. Inexistants seront tous les existants qui n'auront pas un degré total d'existence.
Dès lors, point n'est besoin d'inventer des entités qui, tout en étant entièrement dépourvues d'existence, d'être, seraient pourtant quelque chose. Seuls les existants existent, seuls les existants sont quelque chose. Mais il y a des degrés d'existence ou de réalité -- deux notions que Leibniz n'a garde d'identifier, de peur d'avoir à endosser des degrés d'existence ou bien de perdre cette quantité possédée intrinsèquement par les essences ou êtres possibles préalablement à l'acte créateur. Telle chose existe davantage, telle autre existe moins. Les possibles non existants existent -- ils existent dans une certaine mesure, il existent moins que les êtres que nous accoutumons d'appeler existants, parce que plus existants que les autres (de même que, en vertu de contraintes pragmatiques, nous appelons grandes les maisons qui dépassent en grandeur un certain seuil, celles donc qui sont plus grandes [que les autres]; c'est une contradiction vraie que certaines maisons grandes ne sont pas grandes, comme Platon l'avait déjà remarqué dans le Phédon).
Il n'est pas aisé cependant de concevoir comment une maison pourrait être plus existante qu'une autre, un homme plus qu'un autre homme, etc. La doctrine des degrés d'existence ne risque-t-elle pas de nous mener là où nous ne voudrions aller pour rien au monde?
Non pas! Premièrement dans le cadre même de la philosophie leibnizienne on peut trouver des amorces, des esquisses de critères du degré d'existence des choses. N'est-il pas vrai que Leibniz a reconnu aux choses des degrés de réalité différents, chaque degré exprimant la perfection de la chose, la richesse qu'elle apporte ou apporterait au monde si elle était créée? Eh bien, cela veut dire que deux maisons possibles peuvent avoir des degrés de «réalité» divers. Pourquoi donc seraient-elles forcées d'exister au même degré si elles sont créées?
De même que nous avons des critères -- partiels, précaires, entachés de marges d'inexactitude -- pour l'attribution d'un degré de réalité ou de «perfection» aux états de choses, nous en avons aussi pour attribuer des degrés d'existence aux chemins, aux espèces vivantes, aux galaxies, aux organisations humaines. Tout ce qu'on pourrait alléguer en faveur des degrés leibniziens de réalité peut être tout aussi bien avancé pour les degrés d'existence.
Dans une même série de choses il peut y avoir des degrés divers d'appartenance à la série. Mais en outre, un ordre de choses, une série qui serait un monde possible, peut être conçue comme une série de séries. L'incompossibilité peut non seulement connaître des degrés mais aussi des aspects. Ce qui sert à la relativiser encore davantage, à la mitiger, à rendre ainsi aux incompossibles un modus vivendi leur permettant de peupler un même monde, en quelque sorte.
En effet, supposons que nos Adam et Adom son tout à fait incompossibles. Supposons qu'Adom s'abstient du péché tout à fait, et non pas seulement jusqu'à un certain point. Mais cette incompossibilité est-elle absolue, c'est-à-dire non seulement complète ou totale, mais complète à tous les égards, à tous les points de vue? Pas forcément.
La série des choses qui constitue un monde peut être une série de séries.NOTE 1_35 Ce qui veut dire: l'appartenance à la série peut comporter non seulement des degrés mais aussi des aspects. De même que le monde possède des dimensions spatiales et temporelles, il peut comporter encore une autre dimension, celle des égards ou des aspects, autrement dit celle de ses sous-séries. Alors deux individus tout à fait incompossibles -- qui sont tels au même point de vue, c'est-à-dire qui ne peuvent coexister du tout dans une même sous-série -- peuvent coexister en quelque sorte, après tout, pourvu que l'un existe dans une sous-série, l'autre dans une autre sous-série distincte.
Cela peut même aller à l'infini. Si plusieurs séries peuvent être en fait des sous-séries d'une série plus complexe qui les engloberait, la série plus complexe peut à son tour être englobée par une autre, et ainsi de suite.
À l'autre bout, il se peut qu'aucune série ne soit simple. Ou du moins il se peut qu'il y ait des séries telles qu'en les analysant on ne parviendra jamais à une série simple.
Disons qu'une série, s, est simple si, pour tout état de choses, p, ou bien il est véritablement affirmable que s contient p ou bien il est véritablement affirmable que s ne contient pas du tout p. Autrement dit: pour tout état de choses, p, le degré d'appartenance de p à s ne souffre pas de variations tout au long de la suite des sous-séries de s; ces sous-séries sont toutes égales, indiscernables, elles ne différent pas par le degré d'appartenance qu'elles accordent à aucune chose.
Si nous nous représentons une suite ordonnée de séries comme une dimension temporelle -- par analogie simplement, en concevant par là un ordo naturæ dont les scolastiques et Leibniz étaient si engoués --, nous pouvons fort bien comparer les mondes à des époques, qui englobent des sous-époques, et ainsi de suite. Une époque est simple, ou monotone, lorsqu'elle ne connaît pas de variations dans son contenu. autrement, l'époque est bariolée. Qu'une série de choses puisse inclure des sous-séries signifie qu'elle est bariolée. Pour qu'un état de choses soit véritablement affirmable par rapport à une époque, on est fondé de croire qu'il faudra que l'état de choses existe tout au long de l'époque, peu ou prou.
Munis de ces instruments intellectuels, nous sommes à pied d'oeuvre pour résoudre les paradoxes auxquels se heurtait notre philosophe. Le degré de possibilité d'une chose, c, par rapport à un «monde-possible», M, sera une fonction du degré de réalité ou d'existence de la chose dans les différents aspects du réel ou «mondes-possibles» et de l'affinité et la connexion entre M et chacun des mondes où c est réalisée. Une telle relation est autrement plus complexe que le rapport de simple alternativité ou accessibilité conçu dans les sémantiques de mondes possibles pour la logique modale des systèmes de logique standard contemporains -- mais l'idée de ce rapport d'accessibilité est un pas en avant sur la bonne voie; seulement un traitement sémantique satisfaisant devra tenir compte d'aspects autrement plus variés et complexes.
Dès lors, lorsque Dieu choisit d'entre les possibles le monde réel, la série des choses qu'Il pose dans l'existence, serait-Il empêché de choisir une série maximale, une série dont toutes les séries seraient des sous-séries? Si une telle série est possible, elle est la meilleure, puisque c'est elle qui possède le plus de contenu ontique, maximam quantitatem entis sive essentiæ.
Est-ce à dire qu'aucun être n'est incompossible avec un autre? Non, ce n'est pas cela. Si, outre la négation naturelle, faible, normale, il y a aussi -- comme il paraît plausible de le penser -- une négation forte, qu'on pourrait exprimer par la locution `pas ... du tout', alors il y des êtres qui sont tout à fait incompossibles. Mais leur incompossibilité signifie seulement l'incapacité de coexister dans une même sous-série de la grande série. Que César soit tout à fait banni et vilipendé et qu'il soit au faîte de son pouvoir et de sa gloire sont des états incompossibles s'il en est; et pourtant ils coexistent dans le même monde, dans ce monde-ci qui est le nôtre -- et que nous avons tort d'identifier au monde réel, puisqu'il n'en est qu'une sous-série. Ils coexistent parce que notre monde englobe des périodes différentes, dont chacune peut à son tour être conçue à l'instar d'une série de choses.
Or, en proposant cette solution comme apparentée aux idées de Leibniz, proche de ses perspectives philosophiques, ne sommes-nous pas en train de négliger son opposition au nécessitarisme spinozien? Car, enfin, si le monde réel est une série où toutes les séries de choses sont incluses, nous revenons après tout à l'idée de Spinoza comme quoi tous les possibles existent.
Réponse: oui, mais d'une façon nuancée. Tous les possibles existent, certes, du moins à certains égards. Il n'est pas vrai, il n'est pas véritablement affirmable, que tous les possibles existent, tout court. Mais plutôt ceci: chaque possible est tel qu'il y a quelque sous-série de la grande série des choses où le possible en question est réalisé. De même, le degré de réalité d'un être peut varier, tout comme son degré de possibilité, sans qu'ils soient contraints de coïncider: par rapport à un monde -- qui sera un sous-monde du grand monde réel, c'est-à-dire de la Réalité -- un être peut posséder un degré de possibilité plus élevé que son degré de réalité ou d'existence dans ce monde-là.
Le choix de Dieu n'est pas éliminé. Certes, le choix divin est comme Leibniz le concevait, fondé en raison, toujours muni d'un pourquoi, dépourvu d'arbitraire, de lubie, de foucade. Mais il est là, puisque les degrés de possibilité et d'existence ne sont pas généralement identiques. Dieu ne saurait choisir un néant, son choix doit se porter sur des êtres, mais le choix n'est pas futile pour autant, loin s'en faut.
Une objection demeure: si le monde réel est cette grande série où toutes les séries seraient comprises ou englobées, ne pourrait-on pas penser qu'il est aussi le pire des mondes? Après tout, c'est lui qui comprend le plus de mal, de souffrance et de méchanceté, n'est-ce pas? Quelle théodicée est celle qui sauve la bonté infinie de Dieu au prix de le rendre créateur du monde où il y a le plus de mal -- plus de mal que dans n'importe quel autre monde, puisque tout le mal de chacun des mondes y est présent?
Nous ne voulons pas masquer la gravité de l'objection. Du point de vue de la philosophie leibnizienne, cependant, il est clair que le grand monde est le meilleur parce qu'il contient le plus de contenu ontique, et qu'il n'est pas le plus mauvais parce qu'il n'est pas plus pauvre que les autres en contenu ontique, au contraire! D'un point de vue philosophiquement différent de celui de Leibniz, la difficulté pour la théodicée est indéniable. Peut-être faudrait-il distinguer deux théodicées possibles -- en fonction de deux conceptions du bien et du mal --: l'une qui plaiderait la cause de Dieu parce qu'Il est la source de la plus grande quantité de bien; l'autre qui chercherait à le blanchir de responsabilité pour le mal. Les deux théodicées peuvent s'avérer inconciliables. Celle de Leibniz en tout cas est du premier genre -- au moins dans une mesure beaucoup plus élevée que celle où il serait fondé d'y voir une théodicée du deuxième.
§5.-- Étude de plusieurs objections contre le principe de perfection
La conception leibnizienne de la création par Dieu du meilleur des mondes, c'est-à-dire sa postulation du principe de perfection, a suscité un certain nombre d'objections. Les auteurs sont rares qui penchent pour un point de vue similaire à celui de Leibniz. Et pour cause. Les tenants des opinions orthodoxes redoutent l'évacuation de certains dogmes fondamentaux de la foi: la liberté et la gratuité de la création, la contingence de l'univers créé, l'imperfection des choses finies. D'autres philosophes semblent rejeter le principe leibnizien pour des raisons d'ordre éthique: ils craignent que l'obligation de faire le meilleur n'aille à l'encontre de la légitimité des choix portant sur des biens éloignés de la perfection, de l'attachement à de tels biens qui permettrait un grand éventail de cours alternatifs, tous moralement licites; en particulier ils appréhendent que la postulation du principe du meilleur n'entraîne la poursuite des biens particuliers auxquels on s'adonne pour des motifs de loyauté, de parenté, de proximité -- comme la préférence de chacun pour les siens; par analogie, ils imaginent que Dieu ne serait pas tenu -- ne devrait pas être tenu -- de choisir le meilleur, quand bien même l'option la meilleure serait possible, mais seulement quelque chose de bon auquel il s'est engagé. Il y a aussi ceux qui se méfient du maximalisme implicite dans l'approche leibnizienne, qu'ils assimilent à une soif inassouvie et périmée d'absolu qui ne se satisfait pas des réalités et des biens limités, et qui pousse ainsi à l'utopie. On remarque souvent qu'une option est bonne si elle porte sur quelque chose de suffisamment bon, même s'il est moins bon que d'autres alternatives.
Non seulement la plupart des auteurs dont le souci s'apparente à l'une ou l'autre des préoccupations que nous venons d'évoquer mais encore beaucoup d'autres sont embarrassés par une difficulté manifeste, que la série, ou les séries, des mondes possibles -- ordonnée[s] par le degré de bonté ou de perfection -- ne semble[nt] pas comporter d'élément maximal: pour tout monde possible, il y a un autre meilleur ou plus parfait, tant et si bien qu'au cas où Dieu serait tenu de créer le meilleur, Il n'en saurait créer aucun.NOTE 1_36
Examinons tout d'abord cette dernière objection. Quel en est le fondement? Comment peut-on prouver cette thèse de la non maximalité (TNM), à savoir que, quelque parfait que soit un monde, il y en a un autre meilleur?NOTE 1_37
La plupart des fois, on avance TNM comme une évidence qui n'aurait même pas besoin d'arguments. Il irait de soi que, quelle que fût la somme de bonté, de réalité ou de perfection possédée par une série d'êtres, une autre série est possible qui réunirait plus de perfection, plus de réalité. Or sur quoi repose cette conviction? On peut dire que la suite de telles séries, ordonnée selon les degrés de perfection, n'est pas convergente; mais une telle allégation n'est pas un argument, car c'est justement cela qu'il faudrait prouver.
Plus vraisemblable et plausible à première vue est cet argument-ci: une série de choses est possible si, et seulement si, elle ne renferme aucune contradiction; or, la description d'une série quelconque étant donnée, il n'y aurait pas de contradiction à décrire une autre série plus parfaite.
L'idée sous-jacente c'est que, si l'on ne peut pas prouver l'inconsistance d'une description, la description est consistante. Or justement ce n'est pas le cas (du moins ce n'est pas le cas si la logique conformément à laquelle on est en train de jauger la consistance de la théorie -- de la description -- c'est la logique classique ou même une logique non classique quelconque hormis certaines logiques relevantes). Le théorème de Gödel fournit la preuve, au-delà de toute controverse, qu'une théorie suffisamment puissante -- qui contienne l'arithmétique -- et qui soit consistante est telle que sa consistance ne peut pas être prouvée dans la théorie elle-même, à moins que la théorie ne puisse pas être récursivement axiomatisée. Dès lors, une théorie aussi large que devrait l'être la description d'un monde possible, si elle était récursivement axiomatisable, serait ou bien inconsistante ou bien telle que sa consistance serait indémontrable dans la théorie. Si la théorie n'est pas récursivement axiomatisable, on ne pourra pas, par simple inspection, à l'oeil nu, déterminer qu'elle est consistante.
Encore que ces résultats, tels quels, s'appliquent seulement à la logique classique, on sait qu'ils se généralisent à presque toutes les logiques non classiques, à quelques nuances près. (Par exemple dans une logique multivalente paraconsistante, la consistance en question concernera la négation forte, au lieu de la négation simple ou naturelle; mais au point de vue de la théorie de la démonstration, la différence n'a guère d'importance.)
D'un autre côte, qu'est-ce qui permet d'affirmer que toute description exempte de contradiction décrit une série possible? Sans doute peut-on alléguer à ce propos que Leibniz lui-même adhère à cette idée sur les possibilités. Il soutient en effet que sont possibles tout être et toute série d'êtres dont la description exhaustive n'entraînerait aucune contradiction.
Même si Leibniz est de cet avis, il ne s'ensuit pas qu'une telle conception soit compatible avec ses idées métaphysiques principales. Au demeurant, la conception en question suscite d' énormes difficultés, comme on le sait maintenant, à partir des travaux de Gödel, Montague, Löb et d'autres logiciens. Troisièmement, il y a un mot d'apparence anodine dans la formulation de cette conception: le verbe `entraîner': moyennant quoi?
On sait quelle signification centrale acquiert à partir du début des années 1680 dans la pensée métaphysique de Leibniz l'idée de l'analyse infinie. L'examen minutieux des relations et des implications de cette idée leibnizienne par rapport aux questions considérées dans cet article dépasse de loin les limites de notre présente étude. Mais quelques lignes majeures méritent d'être retenues.
Comme les remarquables analyses exégétiques de Robert Sleigh l'ont bien montré, Leibniz parvient, non sans hésitations, surtout à partir de 1686, à une distinction fondamentale qui lui servira de fil conducteur dans l'élucidation de la nécessité et de la contingence: la distinction entre ce qui peut être prouvé par une preuve finie et ce qui demanderait une analyse infinie, qui échappe à nos pouvoirs de raisonnement. Toute vérité affirmative (non particulière) du type «A est B» peut être réduite à «A=AB», qui est une identique.NOTE 1_38 La preuve consisterait à démontrer que le terme A est identique à AB, ce qui se ferait par l'analyse d'A. Les vérités de raison ou nécessaires sont celles que nous pouvons démontrer par ce moyen, d'une manière concluante, en un nombre fini de pas. Les vérités contingentes sont celles que Dieu seul peut prouver, parce qu'Il peut avoir présente à l'esprit toute la série infinie de pas déductifs;NOTE 1_39 nous pouvons seulement entrevoir qu'une telle série existe (en nous apercevant que A=AC¹, que C¹=DC², que C²=EC³, et ainsi de suite, et que C¹, C², C³, ..., Cü, ..., convergent vers B, au sens peut-être d'être des propriétés qui se rapprochent de plus en plus de B -- encore que Leibniz n'offre pas d'illustrations éclairantes pour ce propos). (On peut espérer cependant que moyennant la notion des degrés de réalité on pourra proposer un jour une interprétation plausible de cette idée leibnizienne de l'analyse convergente.)
Il est clair donc que Leibniz a eu, du moins pendant de longues années -- qui comprennent la période où il a produit plusieurs de ses écrits majeurs -- une conception preuve-théorétique de la nécessité. Encore faut-il ajouter qu'il ne s'est agi jamais de son seul point de vue à cet égard. Mais s'ensuit-il qu'il a eu une conception preuve-théorétique de la possibilité? Il a dit que, si et seulement si une description est démontrable, elle est nécessaire. A-t-il dit que, si et seulement si une description n'est pas démontrablement inconsistante, elle est possible? Ce qu'il a dit sur se point c'est qu'une vérité qui ne soit pas démontrable (par une preuve finie) n'est pas nécessaire, mais contingente; il n'a pas dit que toute fausseté qui ne soit pas démontrablement fausse soit forcément possible. Certes, Leibniz a un penchant indéniable pour ce point de vue, et on trouve dans ses écrits des affirmations qui en quelque sorte appuieraient cette thèse; mais il est difficile d'en trouver qui épousent la thèse nettement et sans réserves.
En outre, la conception preuve-théorétique de la nécessité et de la possibilité entraîne des conséquences incompatibles avec la plupart des idées métaphysiques leibniziennes.NOTE 1_40 Leibniz a pu se leurrer -- avec de nombreux penseurs de la tradition scolastique -- en imaginant qu'on peut prouver a priori les attributs de Dieu, mais nous savons à quel point de telles démonstrations comportent des suppositions qui peuvent être fort plausibles mais qui ne découlent pas logiquement des seuls principes du calcul sententiel et quantificationnel (outre que, comme on le sait de nos jours, le principe d'identité ne suffit pas comme seul axiome pour le calcul sententiel classique). Mais, quand on accorderait que les affirmations habituelles sur Dieu peuvent être prouvées a priori, on ne peut prouver comme cela aucune des thèses leibniziennes que voici: (1) qu'il y a un monde meilleur que les autres; (2) qu'un individu n'existe que dans un seul monde possible;NOTE 1_41 (3) qu'un membre d'un monde possible est incompossible avec un membre d'un autre monde possible; (4) qu'un monde ne peut exister sans contenir ce qu'il contient en fait -- autrement dit, que Dieu ne peut créer un certain monde sans créer tout ce que ce monde contient, ou, ce qui revient au même, que deux mondes sont nécessairement deux, et non pas un, s'ils ont des contenus tant soit peu différents.NOTE 1_42 En outre -- contrairement peut-être aussi à l'avis de notre philosophe -- le principe d'identité des indiscernables, celui de continuité, celui de perfection, seraient aussi des vérités contingentes.
Il s'ensuit que, quand bien même on devrait prendre pour argent comptant les déclarations de Leibniz allant dans le sens d'un traitement syntaxique (en d'autres termes, preuve-théorétique) de la modalité -- c'est-à-dire réduisant la nécessité et la possibilité à des prédicats de phrases représentant, respectivement, la démontrabilité de la phrase et la non-démontrabilité de sa négation --, on ne pourrait pas attribuer à Leibniz un attachement conséquent à ce point de vue; il faudrait lui accorder alors au moins deux conceptions de la modalité, dont l'une serait strictement métaphysique, irréductible à l'interprétation preuve-théorétique. En tout cas on ne peut pas isoler la question de l'existence ou non d'un monde possible meilleur que tous les autres, comme si c'était la seule difficulté que cette conception poserait à Leibniz.
La conception preuve-théorétique de la possibilité irait à l'encontre -- comme plusieurs interprètes l'ont pertinemment mis en relief -- de la conception métaphysique leibnizienne sur la possibilité et la nécessité. En effet, nous savons bien que l'interprétation preuve-théorétique est incompatible avec non seulement le système modal S5 mais avec la plupart des théorèmes de logique modale ordinaires et standard -- encore qu'on ait pu prouver que d'autres systèmes alternatifs intéressants sont compatibles avec cette interprétation. Leibniz à coup sûr adhère à tous les axiomes de S5: que ce qui est possible est nécessairement possible; tout ce qui est nécessairement vrai est vrai, tout court; etc. Tous des théorèmes incompatibles avec la notion preuve-théorétique de la nécessité et de la possibilité.
Dès lors, malgré peut-être les souhaits de Leibniz lui-même, la conception preuve-théorétique de la modalité ne saurait constituer une solution acceptable dans le cadre de sa construction d'un système logico-métaphysique.
Il est fort douteux que, nonobstant quelques affirmations qu'on rencontre dans ses écrits par-ci par-là, Leibniz ait pu vraiment adhérer à la conception preuve-théorétique de la possibilité. Sans doute regardait-il comme impossibles toutes les séries de choses contenant une contradiction, qu'elle fût démontrable ou non en un nombre fini de pas déductifs.NOTE 1_43
Du reste, comme nous l'avons insinué ci-dessus, Leibniz aurait pu avoir une conception syntaxique de la nécessité sans pour autant concevoir en termes preuve-théorétiques la possibilité; il suffit pour cela de ne pas identifier la possibilité d'un état de choses avec la non-nécessité de sa négation. Leibniz semble beaucoup plus enclin à réduire la nécessité à la démontrabilité qu'il ne paraît prêt à regarder comme possible tout ce qu'on ne peut pas prouver contradictoire, car il reconnaît expressément que certaines séries seraient contradictoires mais non pas démontrablement -- une analyse infinie permettant seule d'en déceler la contradiction implicite, et cette analyse-là est réservée à Dieu, non pas au sens qu'il puisse compléter la suite des pas déductifs, mais au sens qu'il entend toute la suite de ces pas.NOTE 1_44
En tout cas, si l'on adopte une conception ontologique -- et non pas preuve-théorétique -- de la possibilité, on ne peut rien trouver qui serve à étayer TNM.
Or, si en général TNM ne peut pas être prouvée, elle est particulièrement vulnérable devant une conception comme celle qui a été esquissée dans la section précédente, d'après laquelle il y a une série maximale, celle qui englobe comme sous-séries toutes les autres. Cette conception constitue donc une revendication réussie de la métaphysique leibnizienne (remaniée).
Les autres arguments contre le principe du meilleur sont plus faibles.NOTE 1_45 Même si on est indulgent envers les particularismes moraux en ce qui concerne les humains et les autres êtres finis, il ne s'ensuit pas qu'un être absolument infini puisse se permettre des particularismes. Il n'aurait pas le genre de circonstances atténuantes qui sont les nôtres -- ces considérations de parenté, proximité etc. Le principe de perfection n'amène pas non plus un maximalisme à outrance qui rejetterait toute solution non optimale dans quelque domaine que ce soit. Le principe de perfection oblige Dieu seulement, pas les humains.
En outre, on oublie ce que Leibniz s'évertue à nous rappeler sans cesse, inlassablement, que uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali.NOTE 1_46 En choisissant une option non optimale, non seulement on choisit l'option, on choisit aussi de ne pas choisir les options qui son meilleures -- du moins il en va ainsi de Dieu, qui choisit toujours à bon escient, en sachant ce qu'Il fait.
Il y a probablement des degrés de rationalité. Nous sommes rationnels jusqu'à un certain point seulement en préférant une option moins bonne qu'une autre. Dieu ne peut posséder la rationalité partielle, limitée, bornée, qui est la nôtre. Il est parfaitement rationnel. Il ne peut choisir que le meilleur. Or, le meilleur existe. Le meilleur est toute la série des choses existantes -- qu'il ne faut pas confondre avec cette petite partie de la série que nous entrevoyons dans cette région minuscule que nous habitons, cette partie que nous accoutumons d'appeler, abusivement, le monde réel.NOTE 1_47
Paris: Vrin, 1951. Désormais les oeuvres de Leibniz sont citées comme suit. L'édition des oeuvres philosophiques faite par Gerhardt -- qui constituera notre source principale -- est citée ainsi: G/x/y, où «x» c'est le volume et «y» la page. Les Opuscules et fragments inédits édités par Couturat: C/x («x» c'est la page). Similairement, Les Lettres et Opuscules éd. par Foucher de Careil: FC/x; les Nouvelles lettres et opuscules, éd. aussi de Foucher de Careil, FCN. Gr représente les Textes inédits éd. par Grua; CP la Confessio Philosophi (éd. d'Yvon Belaval, Vrin, 1970); T les Essais de Théodicée; DM, le Discours de métaphysique. Les Generales Inquisitiones de analysi notionum et ueritates, dont l'édition la plus connue figure dans C, seront citées comme GG.II. En vue de ne pas allonger cette référence aux oeuvres de Leibniz je m'abstiens de mentionner les éditions, puisqu'elles sont utilisées et citées si profusément que la plupart des lecteurs de l'article les connaîtront probablement.Retour au document
Une analyse interprétative de cette doctrine de Leibniz -- de nombreux textes à l'appui -- est offerte par David Blumenfield dans son article «Leibniz's Theory of the Striving Possibles», ap. Leibniz: Metaphysics and Philosophy of Science, éd. par R.S. Woolhouse, Oxford U.P., 1981, pp. 77-88. Malgré la pertinence de cet article pour mon propos actuel, je suis contraint de m'abstenir de le commenter ici.Retour au document
Les textes où l'on rencontre cette thèse sont si nombreux que je me borce à en citer un particulièrement précis: Gr/17. Cf. G/7/303.Retour au document
C/534; G/7/290, Nº9. V. aussi ibid. les Nºs 11, 14, 17.Retour au document
V. T §130; DM §3 et 36. Comme le souligne Brunner (op. cit., p. 122) pour Leibniz un être doué d'entendement et de volonté ne saurait rien choisir à moins qu'une option -- celle qu'il choisit -- lui paraisse être la meilleure; un être infiniment savant et tout-puissant ne peut prendre aucune décision qui ne soit effectivement la meilleure. (Cf. Gr/287: `Nulla datur uoluntas ubi omnia requisita ad uolendum uel nolendum æqualia sunt'.) La bonté infinie est donc un corollaire de l'omniscience et de la toute-puissance, car choisir c'est, par définition, se décider pour ce que l'entendement présente comme meilleur. (V. Gr/269: `Et magis uolumus quod melius apparet, imo quanto maior æqualitas, tanto minus aliud præ aliquo uolumus, et cum summa nihil. ... Certum est tunc, cum eligimus optimum apparens, nos uelle propter cognitionem, et tamen libere'.) On sait que Leibniz fait face à des difficultés de cet optimisme par un distinguo entre plusieurs sortes de bonté; mais la distinction ne s'applique qu'à des êtres dont le pouvoir de compréhension est limité. Dès lors, le principe de perfection découle immédiatement de celui de raison: voir T §196.Retour au document
Une étude magistralement rigoureuse, et logiquement solide, de ce grand principe leibnizien se trouve dans l'article de Robert Sleigh «Truth and Sufficient Reason in the Philosophy of Leibniz», ap. Leibniz: Critical and Interpretive Essays, éd. par Michael Hooker, Minneapolis: University of Misnnesota P., 1982, pp. 209-42. Comme d'habitude, l'analyse serrée de Sleigh révèle une maîtrise remarquable. Je ne puis mentionner ici qu'un seul point de désaccord: Sleigh (ibid., p. 238, n.8) décide de laisser de côté deux affirmations ou définitions de Leibniz concernant la nature de la vérité: 1) celle qui identifie le sens de «A est B» avec celui de «A=AB»; 2) celle qui dit que «A est B» est vrai si «A non-B» est contradictoire. Sleigh s'aperçoit des liens entre les deux définitions, et de plusieurs difficultés, mais ce qui paraît lui échapper c'est combien profondes sont les racines des deux thèses dans le système leibnizien. On pourrait dire qu'il s'agit là des deux énoncés principaux constituant la pensée logico-métaphysique de l'auteur de la Monadologie.Retour au document
Une excellente étude des liens entre les deux principes se trouve dans l'article de Robert Sleigh «Leibniz on the Two Great Principles of All Our Reasonings», Midwest Studies in Philosophy, vol 8 (1983), pp. 193-216. L'article contient aussi une intéressante discussion de l'interprétation de Nicholas Rescher, citée plus loin. Le seul défaut, à mon avis, de l'analyse exégétique de Sleigh c'est qu'alors qu'il souligne (p. 207), avec raison, que la relation entre les deux principes, à peine esquissée dans le DM, est traitée d'une façon plus détaillée dans les GG.II, et nonobstant ses commentaires (p. 210) sur la réduction des vérités tertii adiecti, du genre «A est B» à des vérités secundi adiecti, «AB est», les racines et la signification logico-métaphysiques de cette réduction ne me semblent pas adéquatement prises en considération dans l'article de Sleigh. V. à cet égard mon travail «De la logique combinatoire des Generales Inquisitiones aux calculs combinatoires contemporains», Theoria Nº 14-15 (oct. 1991), pp. 129-59.Retour au document
V. G/7/109 («Initia et specimina scientiæ nouæ generalis»: `Libertas indifferentiæ est impossibilis. Adeo ut ne in Deum quidem cadat, nam determinatus ille est ad optimum efficiendum'.Retour au document
Gr/287: `quod perfectius est seu maiorem rationem habet, id esse uerum'; Leibniz formule ainsi le second des deux grands principes, celui qui préside aux vérités contingentes; mais la formulation mériterait la dénomination de principe de raison ou celle de principe de perfection.Retour au document
La contingence du principe de perfection est la solution exégétique proposée par Nicholas Rescher dans son oeuvre The Philosophy of Leibniz, Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1967. Rescher se fonde sur une évidence textuelle certaine et sur des arguments visant à prouver que Leibniz ne disposait d'aucun autre moyen d'empêcher le nécessitarisme; notamment, il n'aurait pas pu prétendre que l'optimalité du monde réel soit contingente. Une discussion rigoureuse de l'interprétation de Rescher figure dans l'article de Robert M. Adams «Leibniz's Theories of Contingency», ap. Leibniz: Critical and Interpretive Essays, éd. par Michael Hooker, Minneapolis: University of Misnnesota P., 1982, pp. 243ss. Le bilan de l'évidence textuelle me semble aller à l'encontre de la thèse de Rescher -- mais encore faudrait-il faire une sorte de statistique pondérée. Le fragment sur les vérités nécessaires et contingentes, et ceux qui le suivent dans le recueil de Couturat (voir C pp. 21ss) est particulièrement éclairant: `Physicæ quodammodo necessitatis est ut Deus omnia agat quam optime...'. Le `quodammodo' expresse un malaise, certes. Mais le contexte dissipe toute équivoque: Dieu ne saurait avoir que la science d'intelligence; Il voit les existants dans leurs notions préalablement à l'acte créateur.Retour au document
Gr/276: `Cum Deus necessario et tamen libere eligat perfectissimum, quandocumque unum alio perfectius est, sequitur saluam eius libertatem fore ... etiamsi nunquam exsisteret aut exsistere posset casus sine ratione eligendi unum ex duobus æque perfectis. Si Deus aliquid uult sine ratione, sequitur eum agere et uelle imperfecte, quia omnis substantia intelligens, in quantum non ex intellectu agit, imperfecte agit'. Parfois -- mais c'est, il faut le souligner, le moins souvent -- Leibniz affirme la contingence du principe de perfection, en en alléguant l'indémontrabilité (la conception sous-jacente de la nécessité est alors l'interprétation preuve-théorétique, dont il sera question ci-dessous); par exemple: Gr/299, 301. Il s'agit un écrit du début des années 1680; à ce qu'il paraît, Leibniz s'en écarte par la suite, en embrassant la nécessité du principe de perfection.Retour au document
V. Gr/297, 305 et passim.Retour au document
Telle est la doctrine que Leibniz paraît vouloir formuler dans CP/54-8: l'existence de cette série de choses serait une conséquence nécessaire de la perfection divine, elle aussi nécessaire puisque nécessairement impliquée par l'existence de Dieu; pourtant, la série n'est pas nécessaire «per se» (un ajout de Leibniz à son propre manuscrit); les péchés compris dans la série ne sont pas nécessaires, `etsi rem necessariam, exsistentiam Dei seu harmoniam rerum, consequa[n]tur'. V. aussi T , «Abrégé de la controverse», sub fine. Dans son article susmentionné «Leibniz's Theories of Contingency», Robert M. Adams consacre plusieurs pages d'une fine analyse pleine d'érudition (246ss.) à l'examen de cette conception leibnizienne des choses «possibles en elles-mêmes». Pour une comparaison entre cette conception-là et tels aspects de l'ontologie d'Avicenne voir mon livre El ente y su ser: un estudio lógico-metafísico, León: Service de Publications de l'Université de León, 1985.Retour au document
V. Gr/336. Leibniz cherche de tous côtés, tâtonne, mais finit par s'apercevoir que, un choix non optimal étant contraire à la bonté divine, le principe de perfection est une vérité nécessaire; et que, dès lors, nécessairement le monde choisi est le meilleur possible.Retour au document
V. CP/46: `Ergo sequetur sublata mutataue hac serie rerum, quæ scilicet peccata comprehendit, tolli mutariue Deum, ... Peccata ergo ... ipsis rerum ideis seu exsistentiæ Dei debentur: hac posita ponuntur, hanc sublata tollunt'. L'incompossibilité entre les séries alternatives et la perfection, donc aussi l'existence de Dieu, est soulignée dans CP/42 (n.), 56 (n.).Retour au document
V. le «De libertate», dans Gr/289. Mes méditations sur toute cette question se sont enrichies grâce à l'analyse exégétique de Robert M. Adams autour du texte que je viens de mentionner et d'autres fragments apparentés -- ce qui n'exclut pas l'opposition de nos vues herméneutiques sur un point précis: pour Adams, le principe de perfection est nécessaire mais que ce monde-ci soit le meilleur des possibles est quelque chose de contingent parce que non démontrable (voir ci-dessous à propos de la conception preuve-théorétique de la nécessité); j'avoue qu'une semblable interprétation ne manque pas d'évidence textuelle, mais Adams ne peut pas ignorer -- il n'ignore pas, en fait -- combien sont nombreux les textes leibniziens qui fort explicitement épousent des vues incompatibles avec la contingence de l'optimalité du monde réel.Retour au document
V. Gr/388: il est impossible qu'une créature agisse sans le concours de Dieu; dès lors, et a fortiori, il est impossible qu'elle existe sans Dieu -- ou qu'il puisse exister quelque chose d'incompatible avec les attributs divins.Retour au document
En dépit de certaines interprétations qui demanderaient quelque chose de plus, une cohésion harmonieuse qui serait irréductible à la simple non-contradiction. V. G/3/573-4. Souvent on trouve `incompatibile' au sens d'incompossible, le contexte rendant très clair qu'il s'agit d'une incompatibilité logique, de l'implication d'une contradiction. V. le «De libertate», Gr/288-9. V. aussi Gr/325: `Compossibile [est] quod cum alio non implicat contradictionem'. Il convient de rappeler que dans le «De libertate» que nous venons de citer (Gr/289) Leibniz a indiqué que les inexistants sont tels que leur `coexsistentia cum Deo aliquo modo dici possit implicare contradictionem' -- clause que Grua a omise par inadvertance, comme le remarque R.M. Adams (op. cit., p.280, n.6). En dépit de quoi Leibniz, dans ce passage, persiste à les tenir pour «possibles en eux-mêmes».Retour au document
Sur la notion leibnizienne des degrés de réalité, et sa relation avec le principe du meilleur, v. l'article de George M. Ross «Leibniz and the Concept of Metaphysical Perfection», Studia Leibnitiana, Sonderheft 21 (1992), pp. 144ss, notamment 148-9. Tout ce fascicule est consacré à la conception de Leibniz sur le meilleur des mondes; la plupart des articles qui le composent sont pertinents pour notre sujet; entrer en discussion avec leurs auteurs respectifs serait le plus souvent éclairant. J'en suis empêché par les limitations de l'espace disponible.Retour au document
Encore faut-il remarquer qu'à l'occasion notre philosophe esquisse des vues qui pourraient être interprétées comme une postulation de degrés d'existence. V. l'article de Dminique Berlioz (paru dans le fascicule cité dans la note précédente, pp. 169-78), p. 177, où il est question de l'introduction implicite, dans le Calcul des coïncidants et des inexistants, `d'un faible degré d'existence'.Retour au document
G/7/303ss. Il s'agit de l'opuscule «De rerum originatione radicali», de novembre 1697, l'un des ouvrages principaux pour l'étude de notre sujet. L'identification est claire entre le degré de perfection et la quantité d'essence ou de réalité. (Cf. C/534, nn. 6-11:`Itaque dici potest omne possibile exsistiturire, prout scilicet fundatur in Ente nécessario ... sine quo nulla est uia qua possibile perueniat ad actum. Verum hinc non sequitur omnia possibilia exsistere; sequeretur sane si omnia possibilia essent compossibilia. ... Exsistit ergo perfectissimum, cum nihil aliud perfectio sit quam quantitas realitatis'.) Le principe du maximum et du minimum que Leibniz épouse dans cet écrit se fonde sur la non-indifférence du pouvoir-être par rapport à l'être, ce qui constitue la raison pour laquelle il y a quelque chose au lieu qu'il n'existe rien (ibid, p. 304). Puis donc que l'être-possible tend à l'être, `hinc, etsi nihil ultra determinetur, consequens est, exsistere quantum plurimum...'.Retour au document
Gr/324 et pasim: `unaquæque res ad exsistentiam aspirat pro modulo suæ perfectionis. ... Proinde omne possibile exsistit nisi impediat exsistentiam perfectioris'.Retour au document
À l'occasion, cependant, Leibniz fait des remarques qui pourraient nous amener à lui attribuer une acceptation des degrés de possibilité: G/7/122: `Hæc [ratio cur quædam præ aliis exsistant] aliter reddi non potest quam ex generali essentiæ seu possibilitatis ratione, posito possibile exigere natura sua exsistentiam, et quidem pro ratione possibilitatis seu pro essentiæ gradu. Nisi in ipsa Essentiæ natura esset quædam ed axsistentiam inclinatio, nihil exsisteret...'. La phrase n'est pas sans quelque ambiguïté. En tout cas, si Leibniz accordait aux essences des degrés de possibilité à l'avenant de leur degré respectif de réalité ou de perfection, une nouvelle difficulté s'ensuivrait: des êtres ayant une moindre possibilité -- et non pas seulement une moindre perfection -- pourraient néanmoins franchir avec succès la barrière qui départage les possibles et se voir adjuger l'existence. D'où il résulterait qu'une chose plus impossible qu'une autre pourrait néanmoins être existante alors que l'autre ne le serait pas du tout. Un autre passage qui épouse, encore plus expressément des degrés de possibilité, c'est Gr/17, où une proportion réciproque est affirmée entre les degrés de réalité et ceux de possibilité: `unumquodque enim quo plus habet realitatis, hoc est facilius'.Retour au document
Gr/267: `Itaque res exsistere idem est quod a Deo intelligi optimas, siue maxime harmonicas'. Cf. C/375-6 (GG.II, §73): `Sed quæritur quid significet γò exsistens. Utique enim Exsistens est Ens seu possibile, et aliquid præterea. Omnibus autem conceptis, non uideo quid aliud in Exsistente concipiatur, quam aliquis Entis gradus, quoniam uariis Entibus applicari potest. ... Aio igitur Exsistens esse Ens quos cum plurimis compatibile est seu Ens maxime possibile, itaque omnia coexistentia æque possibilia sunt. Vel, qod eodem redit, exsistens est quod intelligenti et potenti placet'.Retour au document
G/7/195: `hinc sequitur Exsistentiæ definitionem realem in eo consistere, ut exsistat quod est maxime perfectum ex iis quæ alioqui exsistere possent, seu quod plus inuoluit essentiæ'. Ici et ailleurs il est clair que Leibniz pense à une définition au sens le plus fort -- non pas à une simple coextensionalité. V. C/405: `Exsistentiæ autem notio est talis, ut exsistens sit talis status uniuersi qui Deo placet. Deo autem libere placet quod perfectius est'.Retour au document
Une discussion autour de cette définition leibnizienne de l'existence se trouve dans l'article déjà cité de l'article de Robert Sleigh «Leibniz on the Two Great Principles of All Our Reasonings».Retour au document
V. C/258: `Omnis proprietas reciproca potest esse definitio'.Retour au document
V. Gr/269. Dans ce passage, Leibniz veut s'en tirer au moyen du fameux distinguo entre possibilité «en soi» et possibilité «tout compte fait»: les séries les moins parfaites seraient possibles en elles-mêmes, mais leur réalisation (executio) est rendue impossible parce qu'elle irait è l'encontre de la perfection de Dieu. On oublie souvent de rappeler que de même que la notion complète d'Adam comprend tous ses prédicats, celle de Dieu comprend tout ce qu'on peut Lui attribuer véritablement; autrement les vérités concernant Dieu ne seraient pas des vérités au même sens du mot que celles concernant les créatures. Leibniz caractérise sans aucune restriction la vérité comme une présence du prédicat dans le sujet -- donc comme une relation consistant en ceci, que le concept du prédicat est inclus dans le concept du sujet.Retour au document
C/405: `Si sumamus actionem liberam æternam, quænam ratio cur Deus potius talem semper formauerit? Est utique ipsa natura seu perfectio diuina.Retour au document
Une fois au moins (Gr/269) Leibniz parle des degrés de la volonté, proportionnels aux degrés respectifs de bonté aperçue dans les objets. Toutefois, le contexte permet d'interpréter cette affirmation comme se rapportant exclusivement à la «volonté antécédente». En ce même sens, l'opuscule «De Causa Dei» (Opuscula philosophica selecta, éd. par Paul Schrecker, Paris: Vrin, 1966, p. 121) affirme: `Tendit autem uoluntas antecedens in Deo ad procurandum omne bonum et ad repellendum omne malum, quatenus talia sunt, et proportione gradus quo bona malaue sunt'. Cette capacité d'épouser le degré de souhaitabilité des options (quatenus, c-à-d: dans la mesure où, ou pour autant que) et même celle de varier en proportion Leibniz la refuse pourtant à la volonté conséquente de Dieu.Retour au document
G/7/195 (il s'agit du fragment «Veritates absolute primæ»): `Illud tamen hominibus ignotum est, unde oriatur incompossibilitas diuersorum, seu qui fieri possit ut diuersæ essentiæ inuicem pugnent, cum omnes termini pure positiui uideantur esse compatibiles inter se'.Retour au document
L'utilisation de la fiction littéraire comme source de description des possibles non réalisés n'est pas un procédé étranger à Leibniz, qui souligne au contraire que de telles descriptions, si elles sont cohérentes, reflètent des êtres ou des situations possibles. V. FCN/179. Cf. CP/56, 104; T §173. S'ensuit-il que toute description qui ne soit pas logiquement inconsistante reflète une possibilité? Ce serait embrasser la conception preuve-théorétique de la possibilité, incompatible avec plusieurs des idées métaphysiques de Leibniz.Retour au document
V. Benson Mates, «Leibniz on Possible Worlds», ap. Leibniz: A Collection of Critical Essays, éd. par Harry G. Frankfurt, University of Notre Dame P., 1972, pp. 335-64.Retour au document
Gr/393; il s'agit de la discussion avec Gabriel Wagner. À la thèse de Leibniz comme quoi `ex natura Dei sequitur ut perfectissimum præferat', son interlocuteur objecte ceci: `Aliæ possibiles rerum series in mente hærent, non in rerum natura. Et non est uera, sed ficta possibilitas' -- une réplique fondée sur la déclaration de Leibniz, quelques lignes plus haut, dans le sens qu'il suffit, pour qu'une chose soit possible, que son existence puisse être feinte sans absurdité. Leibniz répond: `Imo hærent in mente diuina, quæ est prior rerum natura'. La difficulté qui entoure cette conception c'est qu'elle définit la possibilité, non pas par la fiction effective, mais par la fiction possible.Retour au document
Cette conception d'une série de séries n'as pas manqué de s'offrir à l'esprit de Leibniz, qui s'empresse toutefois de la repousser (C/529): `Non est opus ad augendam rerum multitudinem pluribus mundis, neque enim ullus est numerus qui non sit in hoc uno mundo, ... Introducere aliud genus rerum exsistentium, aliudque uelut mundum etiam infinitum, est abuti exsistentiæ nomine, neque enim dici potest, an nunc exsistant illæ res annon. Exsistentia autem ut a nobis concipitur inuoluit aliquod tempus determinatum, ... alioqui multa absurda. Nihil tam ineptum fingi potest quod non esset in mundo, non tantum monstra, sed et mentes malæ et miserabiles, item iniustitiæ, et nulla esset ratio cur Deus diceretur bonus potius quam malus, iustus quam iniustus'. (V. aussi le «De libertate», FCN/179.) On voit bien que Leibniz s'est effarouché. Ses arguments contre l'hypothèse «inepte» ressemblent aux objections contre le réalisme modal de David Lewis. La conception réaliste des mondes possibles que je me borne à esquisser à peine dans cet article est en effet apparentée à celle de David Lewis (dont l'ouvrage principal à cet égard est On the Plurality of Worlds, Blackwell, 1986). Une défense -- non sans hésitations -- du point de vue de D. Lewis se trouve dans l'article de Peter Unger «Minimizing Arbitrariness: Toward a Metaphysics of Infinitely Many Isolated Concrete Worlds», Midwest Studies in Philosophy, vol. 9 (1984), pp. 29-52. Un développement de la conception proposée ici se trouve dans mon travail «Grados de posibilidad metafísica», Revista de Filosofía (Madrid, 1993, sous presse). Un réalisme modal gradualiste, comme celui développé dans ce travail, paraît répondre aux souhaits et aux inquiétudes de Leibniz. À la différence de celui de D. Lewis, le réalisme modal que je défends conçoit la réalité comme un monde, dont tous les autres sont des «régions», pour ainsi dire.Retour au document
Dans le cadre d'une belle étude -- Philosophical Theology (Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1969) --, James F. Ross consacre une section lucide et éclairante au débat de la thèse leibnizienne de la création nécessaire du meilleur des mondes. Ross s'en prend aussi à saint Thomas d'Aquin, dont il blâme certaines affirmations qui se rapprochent -- peut-être à l'insu du docteur dominicain lui-même -- du nécessitarisme. L'argument central de Ross c'est que penser qu'il y ait une série d'êtres qui soit la meilleure que Dieu puisse créer c'est nier la distance infinie du fini à l'Infini (à Dieu donc). Et Ross d'en tirer cette conclusion, qu'il n'est pas possible que toutes les décisions divines aient une raison; telle d'entre elles doit être arbitraire, forcément; il n'empêche que pour chaque décision divine il pourrait y avoir une raison (Dieu aurait pu la prendre en vertu d'une autre décision qu'il eût prise). Le distinguo sur la portée des quantificateurs est clair et pertinent. Toutefois la thèse de Ross voue Dieu à un volontarisme irrationnel.Retour au document
Du vivant de Leibniz comme aussi de nos jours ce sont souvent les jésuites qui se montrent les plus ardents partisans du libre arbitre conçu au sens fort que Leibniz rejette: la liberté d'indifférence, ou -- comme Leibniz tient à la formuler pour en relever davantage l'incompatibilité avec le principe de raison -- la liberté d'une indifférence d'équilibre. Ils sont donc, tout naturellement, les tenants les plus acharnés de la contingence du monde et les adversaires du déterminisme. (Il n'empêche que Leibniz s'efforça toujours d'établir avec eux les rapports les meilleurs -- lui qui estimait les grands mérites de la Compagnie au point de vue religieux et humain comme au point de vue intellectuel.) Parmi les discussions que, sur la question qui nous occupe ici, on peut trouver dans la plume des auteurs jésuites contemporains, j'ai remarqué, par la netteté et la vigueur de ses arguments celle-ci: Iosephus Hellín, S.I., Theologia Naturalis (Madrid: BAC, 1950), art. «De optimismo qui libertati opponitur», pp. 693ss. Voici la thèse d'Hellín, `Deus non tenetur ad optimum ne moraliter quidem ... mundus non est optimus omnium per comparationem ad alios mundos possibiles, nec per relationem ad alios status possibiles mundi huius...'.Retour au document
G/7/195: `Quoniam uera propositio est quæ identica est, uel ex identicis potest demonstrari adhibitis definitionibus...'. Ce qui suit c'est le texte citée plus haut.Retour au document
Contre la thèse, appuyée sur une très très large évidence textuelle, comme quoi Dieu connaît a priori les vérités contingentes on a argué de ce que notre philosophe indique, au moins une fois (dans le «De libertate», FCN/184) qu'il est impossible, même pour Dieu, de démontrer les vérités contingentes. En effet, mais le contexte rend très clair qu'il s'agit là d'une notion de démonstration au sens de preuve finie, d'une analyse qui puisse être achevée, au lieu que notre philosophe utilise ailleurs, le plus souvent, une notion différente, aux termes de laquelle une suite infinie de pas analytiques ou déductifs constituerait aussi une preuve -- seulement, inattingible pour nous autres, êtres finis. L'écrit que nous venons de citer souligne avec insistance que Dieu connaît les vérités contingentes a priori à partir des notions complètes des choses, parce qu'Il voit simultanément toute la suite infinie des pas analytiques.Retour au document
Un excellent exposé de la conception preuve-théorétique de la modalité se trouve au chapitre 2 du livre de Vann McGee Truth, Vagueness, and Paradox, Indianapolis: Hackett, 1991, pp. 41ss. McGee prend justement comme point de départ de ce chapitre, intitulé «Logical Necessity», une citation de la Monadologie. Il critique une conclusion célèbre de Richard Montague (dans un écrit de 1963, «Syntactic Treatment of Modality») comme quoi l'adoption de la conception preuve-théorétique de la modalité entraînerait un abandon presque complet de tous les principes intéressants de la logique modale. McGee propose de laisser tomber le principe aux termes duquel toutes les instances du schéma «S'il est nécessairement vrai que p, alors p» sont des vérités nécessaires et de le remplacer par le principe de Löb, à savoir: «Seulement s'il est nécessairement vrai que p est-il nécessairement vrai que, s'il est nécessairement vrai que p, alors p»; en d'autres termes: «S'il es possible que p, ceci est aussi possible: p et [pourtant] il est impossible que p». En dépit de la virtuosité des logiciens qui ont brodé là-dessus, il appert que de semblables «principes» n'ont rien à voir avec les idées métaphysiques de Leibniz. Je me dois, cependant, de mentionner une tentative récente de Paul Schweizer dans son article «A Syntactical Approach to Modality», Journal of Philosophical Logic 21/1, pp. 1ss. (février 1992), où l'auteur prouve qu'en affaiblissant certains principes sémantiques d'une façon naturelle, le système de logique modale standard S5 est compatible avec la conception preuve-théorétique, en dépit des conclusions de Montague. Dans quelle mesure ces résultats pourraient servir à revendiquer la cohérence des vues de Leibniz c'est un sujet dont la complexité mérite une étude à part.Retour au document
Cette question est étroitement apparentée à celle de savoir quelle valeur exégétique on doit accorder à la lecture de Russell comme quoi dans la métaphysique leibnizienne les seules vérités contingentes sont les existences -- hormis celle de Dieu, naturellement. Robert M. Adams s'est fait le champion de la critique de cette lecture russellienne. Je ne prétendrai pas que la lecture en question échappe aux difficultés, loin s'en faut. Mais il me semble que c'est le point de vue préféré de Leibniz à cet égard, quand bien même il irait à l'encontre d'autres thèses leibniziennes. V. -- les déclarations en ce sens foisonnent dans l'oeuvre de Leibniz, comme Adams le reconnaît -- le «Specimen inuentorum...», G/7/311-2: `Itaque non quæratur an Adamus sit peccaturus, sed an Adamus peccaturus ad exsistentiam sit admittendus'. Certes, le prédicat du péché est contingent, mais ceci est nécessaire d'après Leibniz (comme le texte cité le montre clairement): que, si Adam existe, il est pécheur. L'interprétation preuve-théorétique de la nécessité, que Sleigh et Adams ont élucidée par rapport à l'oeuvre de Leibniz, ne saurait fonder ces conclusions, puisqu'on ne peut prouver a priori que, si Adam existe, il pèche, pas plus qu'on ne peut prouver qu'Adam pèche. Adams essaye de s'en tirer de toutes ces difficultés en refusant à Leibniz une sémantique des mondes possibles; mais cela ne suffit pas; il faudrait lui refuser la plupart de ses intentions et de ses propos concernant la possibilité et la nécessité. Qui plus est: refuse à Leibniz une sémantique des mondes possibles c'est ruiner toute son entreprise philosophique, et le sens même du principe de perfection; v. à ce propos l'article de N. Rescher «Leibniz and the Evaluation of Possible Worlds», ap. Studies in Modality, du même auteur, American Philosophical Quarterly Monograph Nº 8, 1974, pp. 57-70. Leibniz a essayé une interprétation preuve-théorétique de la nécessité; il n'a pas réussi à le faire, puisqu'entre autres il n'a même pas pu rendre cette interprétation compatible avec ses opinions métaphysiques.Retour au document
Que le choix de Dieu consiste seulement à élire un monde complet, une série entière ou maximale d'êtres compossibles, et que, ce choix fait, Dieu ne saurait rien changer là-dedans -- que, par suite, le monde ainsi choisi est incompatible avec la non-existence de n'importe lequel de ses membres, ainsi qu'avec toute altération de son cours, c'est l'idée centrale de la Théodicée. Dieu ne décide pas qu'Adam pèche, ou que Judas trahisse -- encore que toute action soit réalisée seulement en vertu du concours divin et par l'acte créateur qui, en posant la monade agissante dans l'être, pose toutes les conséquences ou les actions qui s'ensuivent, et qui étaient contenues dans la notion incréée de la monade. La seule chose sur quoi porte la décision divine c'est lequel des mondes possibles sera créé -- et partant quelles monades existeront -- leur existence et leurs actions étant, de la sorte, «hypothétiquement» nécessaires. (Le critère du choix c'est le principe de perfection; qu'il en découle que le choix du monde est, lui aussi, nécessaire, en dépit des déclarations de Leibniz, c'est une autre question.) V. T, «Abrégé de la controverse», §6; §§ 52-3. Cf C/520 (le fragment «Primæ Veritates»): `... nec, si exacte loquendum est, decernere [Deum] ut Petrus peccet aut Iudas damnetur, sed decernere tantum ut præ aliis possibilibus Petrus peccaturus ... et Iudas damnationem passurus ad exsistentiam perueniant'. V. aussi G/2/53: `D'ailleurs, si dans la vie de quelque personne et même dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu'elle ne va, rien ne nous empêcherait de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre individu ...'. L'article de Charles E. Jarrett «Leibniz on Truth and Contingency» (ap. New Essays on Rationalism and Empiricism, Canadian Journal of Philosophy, suppl. vol IV, 1978, pp. 83-100) contient une analyse exégétique détaillée de plusieurs textes allant tous dans le sens que, si un prédicat qui s'applique en fait véritablement à un sujet, ne s'appliquait pas à lui, il ne s'agirait pas du même sujet.Retour au document
Dans les GG.II -- comme presque partout ailleurs du reste -- on trouve souvent des définitions de l'impossible comme ce qui contient une contradiction (qu'elle puisse être découverte ou non par une preuve finie, c'est-à-dire par une analyse terminale: `Possibile est quod non continet contradictorium seu A non A. Possibile est quod non est Y non-Y' (C/364). Leibniz y définit la notion de vérité comme absence de contradiction (C/370-1): `Verum est A, si pro A ponendo ualorem, et quodlibet quod ingreditur ualorem ipsius A rursus ita tractando ut A, si quidem id fieri potest, nunquam occurrat B et non B seu contradictionem'. Une conséquence majeure s'ensuit (p. 372): `Inde enim sequetur omne possibile esse uerum'. En dépit des hésitations, des méandres, des reprises, telle est la doctrine des GG.II. Puisque (§83, C/378 et passim) «A est B» équivaut à «A=AB», la fausseté de `A est B', c-à-d la vérité de `A≠AB' ne peut résider qu'en ceci, que A contienne non-B, et que par suite «A = A non-B» soit vraie, puisque le concept d'A, étant complet, contient non-A s'il ne contient pas A. L'exercice est facile d'en déduire un nécessitarisme aussi outré que celui de Spinoza. Leibniz peut alors se replier sur la conception preuve-théorétique, mais nous en savons le prix.Retour au document
C/388 (GG.II, §§ 131 & 134: `In Deo sola resolutio propriorum requiritur conceptuum, quæ tota fit simul apud ipsum. Unde ille nouit etiam contingentium ueritates, quarum perfecta demonstratio omnem finitum intellectum transcendit. ... Unde solius Dei est, qui totum infinitum Mente complectitur, nosse certitudinem omnium contingentium ueritatum'.Retour au document
Je me dois de signaler, toutefois, une argumentation touffue et qui ne manque pas de force de conviction contre la thèse leibnizienne aux termes de laquelle Dieu est moralement tenu de créer le meilleur. Il s'agit d'un article de Robert M. Adams, «Must God Create the Best?», initialement publiée dans Philosophical Review en 1972 et reproduit The Concept of God, ed. par Thomas Morris, Oxford U.P., 1987, pp. 91-106. Quels que soient les mérites de l'argumentation de R.M. Adams -- dont les qualités de raisonnement sont formidables -- il est difficile de se soustraire à l'impression que son point de vue entraîne une grande dose d'arbitraire moral, de favoritisme légitimé. Je ne puis, dans le cadre de cet article, m'appesantir là-dessus. Mais puisque ces thèses d'Adams gardent un rapport très étroit avec ses vues sur la théodicée, je me permets de renvoyer le lecteur à la discussion des opinions d'Adams sur la justification morale de Dieu que j'ai présentée auparavant dans mon livre La coincidencia de los opuestos en Dios, Quito: Educ (Editions de l'Université Catholique), 1981.Retour au document
DM §3. V. aussi T §8, §184. Cf. Gr/336, où Leibniz en tire vigoureusement cette conclusion, que de la Sagesse divine s'ensuit forcément que ce qu'Il élit est optimum inter possibiles.Retour au document
Chacun comprendra -- et par la lecture de cet article et par celle des autres travaux que j'ai consacrés à l'étude et à l'interprétation de Leibniz -- que mon approche herméneutique revient en quelque sorte à celles de Couturat, de Russell et, surtout, de Lovejoy; non pas dans le détail de leurs lectures respectives, mais bien dans leur orientation générale et commune. Il s'agit de ma part (je l'avoue) d'une réaction contre ce qui me semble un excès de caritativisme exégétique aujourd'hui en vogue.Retour au document